Anatomie d'un "chut"
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Maroc, Casablanca, le 20 juin 1981, vers la fin du gouvernement Bouabid I, sous le règne du roi Hassan II. Le prix de la farine ayant monstrueusement augmenté, le peuple se soulève. Ce sont les « Émeutes du pain », violemment réprimées par la police, qui provoque, officiellement, des dizaines, plus vraisemblablement des centaines de morts. Une violence d’Etat que le pouvoir s’emploiera à effacer dans le réel en faisant disparaître les corps puis jusque dans les archives nationales, en effaçant la documentation de l’événement. Une injonction d’oubli et, avant même cela, de non inscription, qui étendra sa marque jusque dans l’intime des familles.
Or un évènement qui prend place dans le réel touche trois entités : les lieux, le temps et les êtres qui l’ont vécu ou qui en ont été les témoins. Née en 1990 à Salé, au Maroc, Asmae El Moudir, ici également scénariste et monteuse, observe les effets de cette injonction de silence et de non inscription au sein de sa famille, notamment autour d’un personnage clé : sa vénérable grand-mère paternelle, Zahra Jeddaoui, qui apparaît dès la scène d’ouverture, dans un refus éloquent d’entendre, grâce à ses nouveaux appareils auditifs, les questions qui pourraient lui être adressées concernant son bannissement des images.
Entendant percer cet opercule de silence et d’invisibilité, la réalisatrice, multi-primée pour nombre de ses documentaires précédents, courts ou moyens-métrages (La Guerre oubliée, 2019, La Carte postale, 2020…), imagine un dispositif cathartique susceptible de libérer la parole. Un dispositif qui présente également l’avantage d’impliquer fortement ses deux parents. Avec l’aide de son père, Mohammed El Moudir, maçon-carreleur dans la médina de Casablanca avant sa prise de retraite, elle entreprend de reconstituer, en miniature, sous l’aspect de maisons de poupées, tout son quartier d’enfance, à la construction duquel son père avait alors grandement participé. De petites poupées d’argile façonnées à l’effigie des membres de la famille et des proches seront chargées de les représenter, habillées par la mère de la réalisatrice, Ouarda Zorkani.
Installé dans un vaste studio de cinéma qui rappelle l’utilisation de l’espace mis en place dans le superbe film de Mona Achache, Little Girl blue (2023) et qui recrée lui-même, cette fois grandeur nature, plusieurs pièces de la maison d’enfance, le film suit ce processus de recréation, ainsi que les échanges, commentaires et remontées de souvenirs auxquels il donne lieu. Le dispositif cinématographique ne se cache pas, laissant entrapercevoir des rails posés au sol, un micro scotché sur un torse. Mais, grâce aussi à de superbes et délicats éclairages, l’illusion n’en fonctionne pas moins, naviguant d’une échelle à l’autre, se plaisant à brouiller les pistes, d’autant que les effigies d’argile sont très ressemblantes à leur modèle, malgré les protestations de quelqu’une. L’effet de reviviscence opéré par les lieux et les petits golems fonctionne à plein, forçant le processus maïeutique et permettant que s’avouent enfin les blessures traumatiques.
En une démarche parente de celle conduite par Éric Caravaca dans son très beau Carré 35 (2017), et armée de la photo d’une jeune victime de douze ans, Fatima, alors qu’elle-même, en un effet de miroir inversé, ne possède aucune inscription argentique datant de son enfance, la réalisatrice parvient à redonner vie aux fantômes, leur rendre une histoire, fût-elle aussi brève que celle de deux jumeaux trop vite disparus, et, peut-être, sans doute même, pacifier celles des vivants. L’inénarrable grand-mère semble prendre acte de la transformation et l’attester, non sans quelque espièglerie dans l’œil et le geste, lorsqu’elle permet, dès lors, une libre circulation de la parole, par sa remarque conclusive, toutefois chuchotée : « Les murs n’ont plus d’oreilles ! ».
Critique également disponible sur le site Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/la-mere-de-tous-les-mensonges-asmae-el-moudir-film-avis-10067194/
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Créée
le 26 févr. 2024
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