Le troisième film de James Gray (auteur plus tard de Two Lovers et The Immigrant) marque son accomplissement. Il lui permet d'inscrire un nouveau prototype d'une certaine tradition américaine du film de gangsters, tout en décalant le viseur vers les forces de l'ordre. Le personnage principal trempe dans deux mondes : propriétaire d'un club à Brooklyn, son père et son frère, respectivement chef et capitaine de police, font pression sur lui pour qu'il collabore à la guerre contre la drogue. We Own the night est la devise de l'unité criminelle de New York où ils font leur service.


Dans les actes et par sa trame, le programme ne présente quasiment aucune originalité. Cependant La nuit nous appartient n'a rien de routinier. Il illustre l'idée que la perfection consiste non à accumuler mais à ne garder que l'essentiel. James Gray a affiné son art et ses réflexes pour livrer une tragédie extrêmement précise au niveau des émotions et des enjeux. L'épure remarquable concerne aussi le scénario : autour de la grande ligne droite, une profusion de détails et d'aspects secondaires rodés comme s'ils étaient premiers, mais demeurant dans leur dimension parallèle, laissant net l'axe principal.


Celui-là est simple : c'est le retour de Bobby vers les devoirs de ses origines et l'appel de sa vocation, parmi des représentants de la loi. Phoenix interprète ce canard boiteux de la famille, le fils ayant pris la ''mauvaise'' voie pour une vie facile et malhonnête. Son amante (Eva Mendes) est cependant la seule gratification profonde qu'il en tire et qu'il conserve ; le reste n'étant que poudre aux yeux ou accessoire, en tout cas compte tenu de ses opportunités sociales. Cette place acquise est un cadeau mélancolique ; il faut d'ailleurs la perspective de la mort de son frère pour que Bobby accepte le rapprochement. Le final illustre l'ironie de ces circuits de l'héritage et la solitude qu'ils induisent.


Gray achève alors de désigner le poids du pouvoir 'officiel'. Le prix de la sécurité sur le plan de la puissance symbolique, de la légitimité, c'est l'insécurité sur le reste, conformément à la situation des policiers dans ce contexte, même les plus éminents. James Gray prend soin du contexte historique dans lequel Bobby est travaillé par sa double allégeance ; le New York de la fin des années 1980 où la criminalité explose, sans interrompre les fatras de la vie nocturne. Le New York d'époque (absorbant aussi celui depuis la fin des années 1970 – la BO et les allusions au Studio 84 le signent) est affiché comme un univers grouillant, hétérogène, consumé par des jouisseurs fantômes et dévoré par des groupes aux légitimités et ressources variées.


L'espace est rempli de factions ennemies définissant le pouvoir réel, que les autorités publiques s'esquintent à dégonfler. Elles opèrent au milieu de la masse invisible (l'homme de la rue n'entre dans le champ que pour être spectateur des aléas chez les grands – les interpellations, l'enterrement) et relativement protégée de tous ces conflits 'privés' accompagnant les modes, pourvoyant aux divertissements et aux succès individuels. Dans ce cadre Bobby fait partie des dominants sans foi ni loi, rejoignant les prédateurs souvent non assermentés se partageant le grand marché. Car cette jungle moderne est un territoire où les grands font leurs emplettes ; ce qui devrait justifier l'arbitrage de la police mais le rend dans les faits presque absurde.


Vu ici c'est une sorte de sous-mafia loyaliste, un Léviathan noble et triste. Avec Gray, depuis le début, la corruption est dans la société et dicte ses lois (que ce soit dans Little Odessa ou The Yards) ; cette fois les institutions sont 'blanches' et plus otages ou achetées par des intérêts privés, mais prisonnières de leur décalage à ces règles effectives. C'est un phare hypocrite et nécessaire, rongé par sa faiblesse ontologique que démentent en surface les ressources objectives et les permis officiels. La Nuit nous appartient pourrait donc être un reflet emphatique, doucereux, de Breaking News où ces forces sont magnifiées, triomphent sur la fatalité et en deviennent les héros, au lieu de s'en tenir à atténuer ses effets ou l'encadrer pour soulager le moral.


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le 19 mars 2016

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Zogarok

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