Miracles de la foi
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Cela faisait 4 ans (4 ans !) que je repoussais le visionnage de Ordet — devenu La Parole, depuis, en version française. La dernière expérience aussi intimidante remonte à bien loin, du côté des Nibelungen et autres Le Guépard. Je ne pense même pas avoir d'équivalent à vrai dire.
Une chose étonnante, d'abord. D'un point de vue purement formel, on aurait pu s'attendre à quelque chose de beaucoup plus inventif, moins sobre (j'ose le dire), de la part de l'auteur de la mise en scène de jalons comme La Passion de Jeanne d'Arc, Vampyr, ou même Jour de colère dans une moindre mesure. Elle demeure ici très fonctionnelle, dans un registre qui peut régulièrement faire penser à du théâtre filmé — et voilà que je blasphème — correspondant d'ailleurs à un registre esthético-cinématographique qui me dérange très souvent. Mais Dreyer a tout de même beaucoup de choses à dire et de matière à diffuser au-delà de ces préoccupations-là, presque secondaires, quand bien même on pourrait trouver étonnante l'extase communément partagée pour des rotations de caméra sur pied suivies de légers travellings. La photographie, en revanche, est proche de l'irréprochable : outre les compositions millimétrées en intérieur, les séquences consacrées à l'errance mystique de Johannes dans les joncs battus par le vent s'impriment sur la rétine.
Dreyer pousse ici la réflexion de la croyance dans une direction nouvelle, par rapport à celles déjà explorées avant (en 1927 et 1943, a minima), en prenant énormément de soin pour ne pas écarter de la discussion ceux qui ne croient pas. Dans cette logique, Ordet est une œuvre suffisamment versatile pour que des regards antagonistes sur le sujet y trouvent conjointement de la matière à travailler. Un autre film serait à rapprocher, éventuellement, donnant la même impression dans un registre stylistique toutefois bien différent : Les Onze Fioretti de François d'Assise de Rossellini. Deux œuvres qui, par la finesse de leur approche et par le spectre émotionnel à travers lequel elle communiquent, parviennent à se faufiler jusqu'à des sensibilités extrêmement différentes.
Dreyer laisse clairement un faisceau d'interprétations possibles dans l'histoire de ce village danois qui voit éclore une discorde religieuse, à la faveur d'un mariage entre deux enfants appartenant à deux familles de convictions différentes. Il y a, mis en avant, le second fils du patriarche veuf : un illuminé se prenant pour le Christ qui bat la campagne en déclamant ses prophéties (posant d'ailleurs, presque de manière comique, la question du retour d'un messie à notre époque moderne et son accueil au sein de la population, bigote comme athée). La lecture mystique de la parabole religieuse transparaît de manière évidente ici, qui plus est à la lumière de la révélation finale qui entraînera dans son sillon la conversion de l'aîné. Mais il y a aussi le médecin, qui pourrait être là pour signifier le caractère faillible de la démarche rationnelle — laissant d'ailleurs planer un doute quant à la signification de la dernière séquence de résurrection et de sa position (aurait-il fait un mauvais diagnostic sur une catalepsie ?).
Il y a donc les tièdes (l'aîné, le pasteur), les vindicatifs qui mènent des batailles de clochers pétris de certitudes (les deux patriarches), et les innocents. Un spectre diffus de relations à la croyance, en un certain sens. Dans cette acception-là du film, le morceau est un peu lourd à digérer pour ma pauvre personne, et me demandera beaucoup de temps pour tout assimiler. Heureusement que je connais un peu Dreyer par ailleurs, disons. Mais là où on peut quoi qu'il en soit trouver Ordet brillant, c'est dans son traitement de la thématique ayant trait à la subjectivité. Qui, justement, illustre ce propos puisqu'il se pourrait très bien que cet aspect-là ne soit que le fruit de ma propre subjectivité. J'y ai en tous cas perçu un discours net sur le spectre des possibles interprétatifs, sujet de nombreuses controverses, antagonismes, et autres méconnaissances. On aborde le monde avec une grille de lecture, avec un passif, avec un bagage d'a priori, et toutes ces visions du monde coexistent, malgré tous les chocs occasionnés par la somme des vérités individuelles.
La volonté de brouiller les frontières entre les différentes parties est là. Au milieu de ce territoire brumeux trône le borgne au pays des aveugles, ici incarné par le personnage de Johannes, fou aux yeux des religieux comme des incrédules, et pourtant auteur de la grande réconciliation.
http://je-mattarde.com/index.php?post/La-Parole-Ordet-de-Carl-Theodor-Dreyer-1955
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Créée
le 31 déc. 2020
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