[Mouchoir #72]


Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n'est que plus tard qu'ils se font reconnaître, à leurs cicatrices.¹

Certains films mettent des années à trouver leur forme et leur montage. C’est parfois une question d’équilibre. Un peu plus, un peu moins. Trop, pas assez. Dans le cas de La Photo retrouvée de Pierre Primetens, les stigmates de cette recherche sont toujours présents. Utilisant des archives d’autres – impersonnelles pour lui mais à haut caractère personnel dans leur filmage – pour raconter son enfance, la perte de sa mère et le manque de traces visuelles, l’équilibre ici a été de ne pas s’en servir pour imager un récit qui leur était étranger, mais en même temps qu’elles agissent comme images et sons de substitution, par procuration. Le point d’équilibre disons, ça aurait été une rencontre : ni exactement leur histoire, ni totalement celle de Primetens, mais que l’une et l’autre créent un troisième espace-temps, proprement cinématographique, et pouvant retracer ce qui n’a pas d’image ; la confusion des souvenirs multiples et imaginaires.


Je dis ça aurait été, car je pense que, malgré les années de montage, le point d’équilibre n’a pas été trouvé. Il m’a fallu la fin du film pour m’en apercevoir, ou plutôt pour en être certain. Un goût amer pendant la projection, un je ne sais quoi qui n’arrive pas à se formuler sur pourquoi est-ce qu’on résiste au film ? Jusqu’à cette photo de sa mère, retrouvée. Non plus des archives empruntées, mais bien sa mère. Seule image fixe dans un film en constant mouvement. Le contre-La Jetée.


Car l’imagination, c’est ce que le film travaille en amont. Les archives ne cherchent pas exactement à illustrer la voix off, le récit. Il s’agit plutôt d’un décalage. Il y a un trou entre ce qui est dit et ce qu’on voit. Un trou plus ou moins large, où notre imagination se niche, où le cinéaste nous invite à investir des souvenirs : les siens, les nôtres et ceux des personnes ayant filmé les archives. C’est un espace d’analogies. Un film qui tente de recoller les bouts d’une vie avec les vies d’autres, qui aussi décolle le son et l’image, sans jamais malheureusement couper, violenter ou bousculer le continuum.


En d’autres termes, La Photo retrouvée est un film déjà rangé, maîtrisé et raconté, qui ne brise pas le tabou : ce sont des images d'autres, des images affectueuses dans un espace où l'on parle du manque d'amour. Le procédé n’est jamais questionné. On ne se confronte pas à la question, on l’esquive. Le résultat, c’est – malgré une recherche du point d’équilibre, une conscience de ce qu’il faut éviter – une tentation constante de tomber dans l’illustratif en étant assez malin pour ne pas y mettre les deux pieds dedans.


Et c’est cette fin qui trahit cette tentation, ce désir, ce sentiment latent. Car on y montre cette mère comme si de rien n’était. Elle est là, les archives étaient là-bas. La bulle de l’imagination est crevée. La substitution n’a plus de raison d’être. Et moi spectateur, ce ne sont plus mes souvenirs à l’écran. Ce n’est plus ma mère que je vois dans une autre, c’est celle de Pierre Primetens. Et peut-être est-ce difficile de lui en vouloir d’avoir montré cette photo, puisque le film est né d’un manque d’illustration et que montrer est une façon de conjurer le manque. Je fais seulement partie de ceux qui pensent qu’imaginer est plus puissant qu’imager, montrer, que cette photo trahit le désir d’illustratif que Primetens dit pourtant combattre, contredit le travail imaginaire que le film nous a habitué à faire, et que c’est là que nous nous distinguons. Rencontre empêchée.


Finalement, pour explorer toutes les cicatrices des souvenirs, chacun à sa façon, peut-être faut-il aussi la contre-jetée comme il existe des contre-plongées.


¹ Voix off de La Jetée, citée dans le dossier d'aide à l'écriture de La Photo retrouvée.


2,5.

SPilgrim
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le 28 nov. 2024

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