« Il doit y avoir quelque-chose de plus intelligent que l'Homme dans l'univers, il le faut ! »

La planète des singes, il suffit de lire le livre emblématique de Pierre Boulle pour comprendre que les français savent écrire de l’excellente science-fiction, mais comme on a un peu plus de mal à la produire et à la réaliser, nos amis américains le font pour nous. Sauf que même d’un excellent matériau on peut faire n’importe quoi, de l’adaptation fainéante qui se contente de mettre en image sans aucune démarche créative, à celle qui change tellement de choses que ça n’a plus aucun rapport avec l’œuvre d’origine tout en étant pourri... Rien n’était joué d’avance pour Schaffner qui pourtant va aboutir à la genèse d’une saga cinématographique d’importance et l’un de mes films préférés.


L’histoire est bien sûr celle d’un homme échouant sur une mystérieuse planète désertique avec des compagnons de fortune dont il sera vite séparé pour se rendre compte de l’existence d’une société peuplée de singes doués de paroles, le principe de base est donc le même que dans le livre. Cynique, à la limite de la misanthropie quand il ne l’est pas complètement, le protagoniste Taylor, et non Ulysse comme il est nommé dans le roman, porte une analyse bien sombre de l’humanité. Sa rencontre avec cette nouvelle civilisation est le parfait prétexte pour délivrer une critique plurielle et profonde de la question, une des choses que j’apprécie sans doute le plus dans le film.


C’est tout simplement le film de Science-Fiction qui essaie le plus selon moi d’aborder des thématiques intelligentes sur même pas 2 heures : les dangers du progrès scientifique si son utilisation est détournée, les divisions sociales masquées par une prétendue égalité, l’évolution et les dérives apportées par la parole et à travers elle la civilisation, la menace du culte de la personnalité, les conflits entre conservateurs et progressistes souvent inter-générationnelles, les racines des sentiments racistes menant à la ségrégation raciale et à l’oppression, le conflit entre foi et connaissance pour lequel un juste équilibre s’impose, la difficulté et l’injustice pour une femme de s’imposer dans une société patriarcale, la maltraitance de la vie animale et l’indifférence qu’elle peut engendrer, la nature profonde de l’Homme dénué de ses repères culturels…


Franklin Schaffner dira à ce propos, traduit assez librement par mes soins :



La culture des singes est un miroir à notre propre culture. C’était l’objectif du film que de faire comprendre que nos mœurs, coutumes et attitudes peuvent paraître grotesques aux yeux d’une autre culture que l’on jugerait pareillement.



Il est à noter que parmi les différents scénaristes qui se succéderont, se trouve Michael Wilson ayant travaillé sur des films hautement renommés comme Lawrence d’Arabie ou le pont de la rivière Kwaï, ce qui peut expliquer certaines fulgurances propres à cette adaptation à mon avis, comme la scène de fin très différente du livre et pour laquelle l’auteur original n’était pas du tout emballé. Par ailleurs, la littérature de science-fiction dans laquelle le scénario s’inspire ne se limite pas à la planète des singes, des œuvres comme la ferme des animaux peuvent être également paraphrasées avec subtilité et intelligence.


Si des contraintes techniques durant le tournage ont mené à certains raccourcis scénaristiques, comme le fait que les singes parlent anglais et que ça n’intrigue personne que les humains et les singes ont la même langue, c’est parce qu’ils n’ont pas réussi à intégrer cela au film dans sa version finale même si cette dernière était très bien élaborée. Il était bien écrit dans le scénario original que les singes devaient parler une langue fictive et que Taylor finirait par les comprendre, ce qui aurait été très immersif, mais bien entendu ça compliquait énormément le jeu des acteurs et ça a été malheureusement abandonné.


La mise en scène sert ce propos critique de façon classique mais efficace, comme un zoom sur un drapeau américain qui est suivi du zoom sur le visage de Taylor qui se met à avoir un fou rire montrant à quel point le patriotisme américain est hors-sujet dans ce film, un plan très éloigné des personnages découvrant la zone interdite montrant toute leur impuissance face au gigantisme de leur environnement… Ce n’est pas nécessairement sur ce point que le film sera le plus salué, mais ça ne veut absolument pas dire pour autant que cet aspect de la réalisation a été négligé.


Les studios n’y croyant pas trop, le budget du film ne sera pas phénoménal, 6 millions d’euros, malgré la présence de Charlton Heston en tête d’affiche qui a été très tôt impliqué sur le projet, merci à lui. Il est à noter que ce n’est pas sa première collaboration avec le réalisateur, avec le seigneur de la guerre sorti 3 ans plus tôt. On retrouvera ainsi des astuces de réalisation pour essayer de rendre impression une scène avec peu de moyens, la chute du vaisseau au début du film est par exemple une succession de plans, qui en fait se répètent, en vue subjective, pour demeurer immersif sans devoir filmer l’appareil…


Une conséquence de ces restrictions budgétaires est une succession de changements par rapport aux livres, comme le degré d’avancement des technologies des singes moins avancé dans le film que dans le livre, mais ça s’accompagne d’une démarche artistique qui compensera parfaitement. Le village des singes est par exemple inspiré de travaux de Gaudi, architecte catalan célèbre pour son style ondulant et asymétrique censé évoquer la nature, ça sied parfaitement à cette espèce de retour aux sources esthétique induit par le degré de technologie et par le fait de se distinguer des structures architecturales humaines traditionnelles.


Malheureusement, il manque certains passages forts du livre que j’aurais aimé en images, comme l’arrivée d’Ulysse dans l’amphithéâtre que j’aurai bien vu avec une mise en scène montrant l’ampleur des lieux avec une foule de singes déchaînés, une bonne musique pendant le discours... mais ça aurait été clairement difficile à mettre en place avec le budget. Par conséquent, ce genre de scène est remplacé par une autre plus simple, moins impressionnante, pour y remplir la même fonction, c’est dommage mais compréhensible et ce qu’elle apportait dans le fond est identique, ce qui est le plus important.


Si le jeu d’acteur de Charlton Heston est irréprochable et parfaitement approprié, en plus de l’audace et de la pertinence de faire jouer un acteur souvent protagoniste héroïque et vertueux ce rôle beaucoup plus cynique, c’est autre chose qui est notable sur la question. Le maquillage pour les singes a fait l’objet d’un soin particulier et il est bluffant de voir les visages des singes aussi expressifs malgré les masques. John Chambers, responsable des maquillages et costumes, recevra un oscar à titre honorifique pour ce travail, le deuxième accordé dans l’histoire des oscars qui n’a systématisé la récompense que dans les années 1980.


Il est à noter que la censure est intervenue sans déformer les ambitions originales. Elle est par exemple là pour habiller les scènes de nudité du roman et pour édulcorer des scènes de torture perpétrées par les singes, ce que je comprends parfaitement, et surtout elle n’a pas été retenue pour le dialogue final extrêmement dur mais qui assume complètement la direction de tout le film. En effet, il a été un temps question de couper ce dernier monologue et ça m’aurait été vraiment regrettable pour le coup tant il semble avoir contribué au succès du film et à son héritage.


La planète des Singes réalisée de Franklin James Schaffner est le film de Science-Fiction qui essaie le plus selon moi d’aborder des thématiques intelligentes avec subtilité, humour, auto-dérision, rythme et profondeur. Le livre a évidemment plus de crédit puisque le film en est adapté mais à une époque où les films de Science-Fiction respectés étaient rares je trouve cette adaptation admirable et fascinante alors que son emprunte se poursuivra sur des décennies ; l’illustre preuve cinématographique que divertissement et profondeur peuvent ne faire qu’un.

damon8671
9
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le 28 sept. 2019

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damon8671

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