En 1961, Kubrick va regarder un film au cinéma, un film sans prétention, un film de série B, un film de science-fiction avec des extra-terrestres dans des costumes foudingues, un film qui surfe sur l'idée d'explorer l'espace en aventurier. L'actrice Colleen Gray qui a tenu un rôle important dans son film L'Ultime razzia de 1956 approche de la quarantaine, mais joue un rôle féminin essentiel dans ce film, très maquillée, mais avec un faux air de l'actrice Ingrid Bergman. Elle joue un rôle voluptueusement ambivalent, alors pourquoi pas ? Le film commence d'ailleurs par philosopher la conquête de l'espace et sa première moitié se défend, alors Kubrick qui ne prévoit pas de sortir de la salle avant la fin de la séance va regarder de toute façon le film jusqu'au bout, même si toute son activité cérébrale sera réservée à la première moitié.
Le film a une introduction conduite par une voix off qui précède le générique d'ouverture. Même l'image du sponsor capte l'attention de Kubrick. Première image, le dôme mal imité des grecs et des romains du Capitole washingtonien sur une espèce de carpette sur fond de ciel bleu avec quelques traces de nuages longilignes effilochées. Et ça enchaîne avec des images galactiques classiques à ce genre de film. Calé dans son siège, Kubrick songe que c'est marrant à quel point ces mauvais films de série B sont l'occasion d'images du ciel noir étoilé ouvrant sur l'infini avec des espèces de questionnement métaphysique absolu. Ici, il n'est pas déçu. La voix off se superpose à des images, et tout cela crée une péripétie comique qui surprend le futur réalisateur de 2001, l'odyssée de l'espace. Tout commence par un compte à rebours fritz langien 9, 8, jusqu'au zéro de la mise à feu, et les images sombres ne représentent rien de distinct, sauf qu'au zéro au lieu de l'explosion de la fusée qui décolle on a celle d'un champignon atomique. Cela divertit pas mal l'esprit de Kubrick, quel bon début ! C'est un sacré fondu enchaîné que voilà. J'attendais une fusée, et on a un champignon atomique, il faudra que je resserve de ce plat aux spectateurs de l'un de mes prochains films. Il y avait bien ce truc dans Lawrence d'Arabie : l'allumette qui s'allume et puis le soleil, oh mais je vais faire ça à l'envers, un os qui sert à détruire et qui devient une navette valsant dans l'espace conquis par la technologie... Et le visionnage se poursuit. La voix off explique que depuis la fission nucléaire l'homme a conquis l'univers, favorisé encore par son intelligence qui est un don de Dieu. Et là, Kubrick médite : "suggérer Dieu, sans l'affirmer, oui pourquoi pas ?" En tout cas, Kubrick jouit de cette idée de fission nucléaire destructrice à l'origine de la création technologique. Décidément, oui, il va suivre cette idée pour faire le fondu de La Planète fantôme à l'envers.
Le visionnage se poursuit. On a des glissements obliques un peu décevants, mais les plans avec un soleil et plein de planètes, c'est joli. Kubrick là baisse un peu dans l'activité mentale, lui il voit un univers tracé au cordeau, la poésie n'étant pas trop son truc, il n'a pas vraiment le truc pour la géométrie onirique, alors il pense à un alignement granitique Terre Lune Soleil sur la musique d'Ainsi parlait Zarathoustra. Il sait au moins que ça marchera.
La voix off termine son discours en annonçant que tout ceci n'est qu'un début. Kubrick prend déjà des notes dans sa tête, de toute façon il n'est pas exclu qu'il revienne plusieurs fois voir La Planète fantôme dans les salles les prochains jours. Après tout, il aime bien mater Colleen Gray sur grand écran. Ils l'ont bien maquillé, les lèvres glossy je ne sais pas quoi comme on dit en anglais. Donc, il prend des notes et il pense qu'il va faire un film un peu énigmatique où la fin aura l'air d'un début.
La seconde partie de l'introduction décrit des actions humaines. Kubrick apprécie beaucoup que les premières images de la présence après celles de la galaxie, c'est les images d'un vaisseau rivalisant avec le soleil, puis les images de l'intérieur d'une salle de contrôle avec des boutons, des cercles d'écran qui sont un peu des yeux de machine, des fenêtres sur le monde de la vision des machines. Il pense déjà à créer l'ordinateur HAL et son regard sphérique. Il a peut-être vu un de ses autres films où l'homme craint d'être supplanté par les robots. Il en verra d'ailleurs dans les années 1960 de ces films-là. Ici, il va rester sur le robot fixé dans la navette spatiale. Après, Kubrick qui n'est pas poète ne sait pas comment gérer tous ces décors en carton pâte, alors il se dit qu'il va faire dans la sobriété. Kubrick, lui, il trace tout au cordeau et il élimine la surenchère. Malheureusement, l'esthétique de 2001 pâtira énormément de ce manque d'onirisme dans la géométrie simpliste. Puis, à la fin de cette scène d'introduction, deux navigateurs spatiaux rencontrent une forme incongrue, une forme allongée qui a un peu l'air d'une table sinon d'un cercueil, un astéroïque qui sera de toute évidence la fameuse planète fantôme, mais avant tout à ce moment-là c'est un corps minéral doré et brillant dans l'azur noir spatial. Kubrick va en faire l'inverse, un rectangle monolithe noir redressé à la verticale. Puis, quand on l'approche, cette table brillante, il y a un bruit strident et une annonce de mort, puis un sentiment d'énigme. Kubrick se dit : je vais faire pareil, un bruit strident énigmatique et si les gens n'en meurent pas on aura une sensation de danger funeste.
Cela se passe près de la Lune, ok, Kubrick va reprendre aussi la localisation.
Voilà, de cette introduction en deux minutes vue par Kubrick est né le projet de 2001, l'odyssée de l'espace.
Ce n'est pas tout. Kubrick pense en même temps à créer Docteur Folamour. Il a vu un champignon nucléaire, puis une salle où un général s'excite et brasse du vent en paroles, puis une conquête de l'espace. Kubrick a instantanément l'idée de deux films, l'un sur la bombe nucléaire et le huis clos des généraux qui s'agitent en interrogeant aux téléphones ou avec des écrans de communication, Docteur Folamour, puis donc 2001, l'Odyssée de l'espace, film qui lui est entièrement né de la vision de La Planète fantôme.
Après le générique et son éclairage des titres à la Vectrex, le film raconte donc la mission de reconnaissance, c'est la première moitié du film. Un astronaute blond, tête carrée épaisse, appelé Chapman va partir voir ce qu'il s'est passé. Ce sera comme le héros du début de 2001, l'odyssée de l'espace. Kubrick avait sans doute un premier nom finissant par "man" dans son esprit, mais en 1965 l'astronaute Frank Borman impliqué dans la première rencontre d'astronautes dans l'espace retient son attention. Borman, ça ressemble à Chapman, et si on corrompt son nom on peut faire Bowman, l'homme-archer. Ulysse était un archer, Bowman serait un bon nom pour une odyssée de l'espace...
Chapman est avec un collègue, un certain Makonen. A un moment, il y a une avanie à l'extérieur du vaisseau, et bien que celui-ci semble continuer de filer à vitesse constante, les deux hommes sortent du vaisseau et marchent sur son flanc plane mieux que des paysans sur un chariot en mouvement. Cela a inspiré les inventeurs de l'épisode filler de Dragon Ball où Goku répare l'extérieur de la fusée, fait un kaméha pour éviter une étoile et laisse ses chaussures collées à de la super glu (après tout, Toriyama s'est inspiré de films américains des années cinquante pour son paysan que rencontre Raditz sortant de son pod spatial arrivant sur Terre), et donc Kubrick est motivé par la scène, puisqu'il va en offrir aussi un équivalent dans son film de 1968. ET lors de cette scène un peu sotte (les deux hommes ne sont pas attachés à la fusée, et puis c'est particulièrement mal joué, mais le mauvais jeu d'acteur concerne tout le film), Chapman tombe évanoui, l'autre le pousse à l'intérieur, mais prend un choc d'un objet de l'espace en passant et est tombe dans le vide spatial et meurt. Ah! Kubrick, il est subjugué, il prend tout pour son scénario de film.
Après, Chapman seul arrive face au météorite qui lui aussi surgit inopinément. La collision semble inévitable, Chapman va tenter un atterrissage sans espoir et il envoie son ultime rapport. ET l'atterrissage réussit. Seulement, notre homme est étourdi et tombe une première fois dans les vaps. Des hommes miniatures viennent l'observer, craintifs. Il se relève, mais son casque est ouvert, l'air de la planète pénètre et là il rétrécit et il a plein de visions troubles dignes de la fin subliminale de 2001. Normal, puisque c'en est la source d'inspiration. Kubrick voit bien l'allusion à Gulliver et aux lilliputiens, mais il trouve ça un peu gratuit le rétrécissement. Lui, il fera plus mystique et ira jusqu'au retour de l'humain au stade embryonnaire.
Dans La Planète fantôme, on a des justification a posteriori de type science-fiction, mais ce sera assez maladroit : quand on respire l'air de cette planète on devient petit, quand on respire celui de la vôtre on devient grand... Ou bien on contrôle technologiquement cette planète. Tout ça, ça fait un peu chier Kubrick. Lui les explications seront divines et mystiques. Chapman rétréci, il subit un procès immédiat qui permet de développer le sujet de l'éternelle agressivité et paresse des humains. Kubrick veut reprendre ça en fond morale de son futur film, ce qu'il fera comme on sait. Sur cette planète, les gens mangent en respirant l'air et sont retournés à la vie frugale pour ne pas être corrompus. Kubrick inverse le truc : Bowman se verra manger et appréciera cela dans un décor de noble du XVIIIe siècle.
Bon, après le procès, Kubrick a compris que ce n'était pas la peine de s'inspirer de tout le film. Le reste passe en un mode action de film de série B classique. Le héros est libre sur la planète, mais condamné à ne pas revoir les siens. Il a un rival qui devient un collègue, on sent aussi la très forte influence de ces films américains SF sur Tezuka dans l'univers du manga d'ailleurs. Et donc Chapman prévoit de s'enfuir aidé par le rival retourné, mais voilà qu'il y a un prisonnier extraterrestre qui lui est montré et convergence de tout dans les jours qui suivent la capture d'un humain les retoniens, c'est le gentilé des habitants de cette planète, subissent une attaque de leurs éternels ennemis extraterrestres comme jamais, les compatriotes du prisonnier.
On a une guerre, la scène de l'étoile noire version 1961, Pew Pew Pew, sauf que les assaillants échouent. Les extraterrestres s'appellent des solarites et comme la réponde à 2001 de Kubrick c'est Solaris, on peut se demander si Tarkovski n'avait pas vu le lien génétique entre les deux films. La tête des extraterrestres est particulièrement fendante, le prisonnier est peut-être une femme, et la plus belle des leurs. L'attaque a échoué, mais a détruit les murs de la prison. L'extraterrestre est libéré. Son comportement est un peu erratique, mais il finit par rencontrer la femme muette. Et là, il y a un point scénaristique mystérieux qui fait que le film a deux fins possibles et que vous ne lirez la suite de mon commentaire que sous un cache "spoiler alert". Mais ne pas la lire, c'est manquer des détails croustillants...
L'extraterrestre fait peur à la femme muette qui n'émet aucun son en ayant l'air de crier. Mais après il la touche, et rappelez-vous qu'au début du film le rival avait dit de l'humain qu'il était peut-être un solarite infiltré. Donc il la touche et elle elle voit le héros, et là elle crie. Alors, de deux choses l'une : ou comme elle le dira ensuite par peur pour celui qu'elle aime elle a retrouvé la voix, ou il y a eu un échange de corps. Le film a l'air d'opter pour la première thèse de lecture exclusivement. L'extraterrestre marche sur la plaque à forte gravité et est désintégré. Puis, le héros roule une pelle à la femme qui n'est plus muette, et donc il oragnise son retour avec la complicité de la muette et de son rival, et une fois sauvé il est triste, il aurait préféré rester avec son amour, les autres le croient en état de choc, il sait qu'ils ne le croiront jamais, mais il a la pierre reçue en don de la muette qui lui fait comprendre qu'il n'a pas rêvé.
Maintenant, imaginez la seconde thèse de lecture, la muette effrayée a reculé sur la plaque de gravité et a été désintégrée. L'humain a roulé une pelle à un extra-terrestre la confondant par l'apparence à celle qui a touché son coeur. Puis elle lui offre un porte-bonheur pour repartir qui peut très bien être un émetteur espion pour s'occuper de sa planète dans les prochains mois...