La Pomme
6.8
La Pomme

Film de Samira Makhmalbaf (1998)

La pomme, dans la Bible, c'est l'objet de la transgression. Ce qui, soit dit en passant, est une déformation car les textes n'ont jamais parlé de pomme, simplement de "fruit". Mais c'est ainsi, de la Genèse jusqu'à Blanche Neige, "croquer la pomme" c'est mordre dans le fruit défendu.


Les deux adolescentes enfermées depuis leur naissance n'ont pas l'air malheureux, premier choix intéressant de la réalisatrice. Et pour cause : seul celui qui a goûté à la liberté peut souffrir de sa privation. La pomme ne représente donc pas ici la transgression mais la simple tentation d'une chose qui a l'air savoureuse. Comme les glaces, comme la montre que l'on porte au poignet.


Samira Makhbalaf fait preuve, à 17 ans (!!), d'une surprenante maturité : elle ne tombe ni dans le misérabilisme ni dans le manichéisme. Le vieux père qui enferme ses filles n'est nullement un tortionnaire, simplement un pauvre homme qui, lesté d'une femme aveugle, ne sait comment faire autrement. Il se montre aimant avec ses filles tout au long du film. Certes, le seul horizon qu'il leur propose est de se marier, et pour cela elles ne doivent pas se montrer car "la fleur se fane au soleil", comme le disent les textes sacrés. Samira Makhbalaf dénonce l'emprise de la religion, ce qui ne manquera pas de plaire au spectateur occidental. Elle dénonce aussi le poids des traditions, le vieil homme étant obsédé par sa réputation (et l'on sait jusqu'à quelles extrémités cette impératif peut mener dans le traitement des femmes). Mais elle fait tout cela avec un doigté et une intelligence extraordinaires.


Ainsi, l'assistante sociale, emblème de la libération féminine, n'apparaît-elle pas uniquement comme la sauveuse : elle se montre intraitable avec le vieux, l'enfermant et l'obligeant à scier lui-même les barreaux ! Pourquoi un tel sadisme ? On se prend de compassion pour le patriarche ! Un tour de force.


Il en va de même pour le voisinage, au double visage : d'un côté Samira Makhbalaf montre la solidarité (on se préoccupe des enfants des autres, on prête volontiers sa scie à métaux, on donne de l'argent aux enfants dans la rue pour résoudre un conflit), de l'autre elle dévoile la face sombre de cette vie de quartier (leçons de morale de la voisine, entourage qui se retranche derrière la loi et se plaint que rien n'est fait, autre voisine qui en fait ne se soucie nullement des gamines, ne leur accordant aucun regard alors qu'elles tapent sur la grille avec des cuillères).


Et puis, au centre du récit, il y a ces deux jeunes adolescentes, émouvantes, troublantes, attachantes. S'apparentant parfois à deux petits singes derrière leur cage, parfois à des handicapées mentales. Mais toujours joyeuses. L'idée formidable de Samira Makhbalaf, c'est de les faire claudiquer en claquettes : cette démarche boiteuse, qui rallentit leur marche, traduit magnifiquement leur étrangeté dans la ville.


L'autre idée formidable, c'est cette pomme au bout d'une ficelle maniée par un gamin, genre "attrapez le pompon". C'est lorsque ce jeu innocent s'applique à la mère aveugle - glaçante, toujours pour l'Occidental, avec ce voile qui la recouvre entièrement - qu'il perd sa légèreté et devient métaphore de toute une société tentée par la pomme.


Il y a aussi la scène des glaces, délicieuse, avec Zahra qui en vole plusieurs pendant que le garçon course sa soeur. Elle en donne à une chèvre, qu'elle s'amuse à regarder dans le miroir qu'a offert l'assistance sociale. Le miroir, qui évoque Blanche-Neige, en tout cas pour le spectateur occidental. Objet toujours cinégénique aussi, que Samira Makhbalaf utilise fort bien, en variant les angles.


Sur le plan formel aussi, la jeune cinéaste fait preuve d'une grande maturité : loin de la mode du montage rythmé qui impose de changer de plan toutes les 3 secondes, Samira Makhbalaf s'autorise le plan fixe, avec un cadrage souvent très convaincant. La scène des quatre copines qui font le concours de celle qui mangera le plus vite sa glace est de toute beauté. De même que les mains noires taguées sur le mur pour faire un soleil ou une fleur.


Intelligent, profond, émouvant. Tout cela à 17 ans. Quasiment miraculeux. Le festival de Cannes ne s'y est pas trompé.

Jduvi
8
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le 21 juin 2020

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