Knockin' on Heaven's door...
Les grands films ne sont pas toujours reconnus instantanément, ils doivent parfois renaître. C’est le cas de La Porte du Paradis qui en 1980 écopa d’un échec critique et d’un échec commercial. Son réalisateur, Michael Cimino, alors fort du succès total avec Voyage au bout de l’Enfer, se voit confier les pleins pouvoirs par United Artists afin de signer un western épique. Le réalisateur prend la proposition au mot et déploie des moyens colossaux pour mettre en œuvre son film : il finit par disposer d’un budget de 44 millions de dollars, soit plus du double du budget de films tels L’Empire Contre-Attaque ou Blade Runner. A sa sortie, le verdict est sans appel : l’échec commercial du film cause la faillite de United Artists. Le mouvement du Nouvel Hollywood, vivant alors ses dernières années, s’éteint prématurément. De cet échec, Hollywood dit au monde « la liberté des artistes, c’est fini ! ». En ouvrant La Porte du Paradis, une ère prend fin. Après bien des montages douteux, raccourciçant le film, inversant ses séquences, l’affublant d’une voix-off superflue, il finit par renaître, enfin conforme à la volonté de son auteur.
Il y a vraiment peu de mots pour qualifier l’ampleur d’un film tel La Porte du Paradis. Le film de Cimino constitue de nombreux aboutissements. Aboutissement du western, de la super-production américaine mais aussi des principes et idéaux du Nouvel Hollywood. S’inspirant de faits réels, il met en scène la lutte désespérée d’émigrants d’Europe de l’Est dans l’Ouest des Etats-Unis face à de grands propriétaires terriens. Cimino décrit tout un mal-être qui se ressent alors sur le territoire américain, autrefois comme à l’époque de la production du film. Le Nouvel Hollywood n’aura eu de cesse que de remettre en question des grands principes des Etats-Unis, dont la légitimité se voit ébranlée avec la guerre du Viêt-Nam. La Porte du Paradis dessine finalement l’Enfer qu’est la désillusion.
Dès le départ, Cimino fait miroiter la promesse de grandes choses, d’un avenir noble et radieux : de la somptueuse et divine lumière du premier plan surgit Kris Kristofferson, en route pour sa remise de diplôme d’Harvard. Les jeunes hommes présentés dans la séquence d’introduction sont l’avenir du pays. A l’insouciance de la jeunesse se mêle également l’ambition, celle de changer le pays. On finit par se perdre dans cette naïveté et croire dans les possibilités qu’on ces jeunes gens. Malheureusement, Cimino tend à penser que l’inégalité est inéluctable aux Etats-Unis, c’est un mal cyclique et invincible. Notons que par ailleurs, tout ce côté cyclique, Cimino ne manque jamais de le rappeler dans les différences mise en scène de son film, de la danse d’Harvard à la fusillade finale, formant toujours ce grand cercle.
Dès les premiers plans de l’entrée dans l’Ouest, Cimino fait apparaitre un des principaux enjeux du film : l’immigration. Dans ses plans somptueusement composés, le réalisateur fait pulluler les informations et les détails pour contextualiser son univers. Tout son travail sur la composition et sur les arrière-plans ne manque d’ailleurs pas de rappeler le style virtuose de David Lean sur ses fresques ou encore Francis Ford Coppola sur Apocalypse Now, réalisateurs obsédés par la mise en scène dans la profondeur. Sa caméra se faufile et laisse apparaitre autant d’éléments fascinants qu’inhumains : dans cet Ouest effervescent, seule la loi du plus fort règne. Dans sa tâche de marshal, Kris Kristofferson s’apparente finalement à un messie. Si l’on pourrait craindre une éventuelle structure manichéenne de la part de Cimino, ce dernier est assez intelligent pour l’esquisser avec une habilité hors-du-commun et ainsi ne rien alourdir. Pas de discours pompeux dans La Porte du Paradis, seulement une lutte pour la vie, simple et profondément sincère.
A l’instar des réalisateurs de son temps, Michael Cimino brode des séquences de vie splendides, d’une rare justesse. Ces moments débordant de vie résonnent finalement comme un ultime moment de grâce préfigurant le massacre à venir. On se remémore les séquences de légèreté du Soldat Bleu de Ralph Nelson ou encore de Bonnie & Clyde d’Arthur Penn avant que les tueries n’interviennent. La Porte du Paradis se mue ainsi en film profondément mélancolique. A chaque instant, on redoute la disparition de ces endroits ou de ces personnages dont on sait le destin pourtant scellé par une liste noire. Il y a justement toute une vie qui se créée autour de ces personnages et qui finit par happer le spectateur.
Cette vie, elle n’existe évidemment pas sans les interprètes des personnages en question. Tel Sam Peckinpah, grand cinéaste de la mélancolie, notamment dans Pat Garrett & Billy le Kid, Michael Cimino a besoin de gueules. Kris Kristofferson (interprétant par ailleurs Billy le Kid dans le film de Peckinpah, les grands esprits se rencontrent) sera la gueule de La Porte du Paradis. Il y a dans ce visage somptueusement buriné, aux yeux magnifiques et à la barbe élégante, un reflet de tout l’univers du film. On ne peut qu’avoir le poil dressé devant ce jeu tout en retenue, en émotion, en justesse. Face à lui se dresse la pétillante Isabelle Huppert, dont on n’a visiblement pas fini de redécouvrir la très belle carrière. La touche française apporte beaucoup de légèreté au film et diversifie ses influences. L’énigmatique (et alors très beau) Christopher Walker ne manque pas de rajouter son grain de sel à l’intrigue et offre comme toujours une prestation prenante. Personne n’est en reste, tous les comédiens, dont Jeff Bridges, John Hurt ou encore Mickey Rourke ont des séquences sortant du lot. Il est rarement aisé d’équilibrer aussi bien un grand casting, en délaissant souvent des personnages, mais Cimino s’acquitte de la tâche avec une maitrise quelque peu exemplaire, un équilibre qu’on aimerait retrouver dans plus de films.
Outre ses comédiens, Michael Cimino savait également s’entourer avec des collaborateurs de choix. L’immense peinture cinématographique qu’est La Porte du Paradis se devait d’être mise en lumière par un grand. Ça ne manque pas : la photographie de Vilmos Zsigmond (qui a collaboré avec Scorsese, DePalma, Spielberg...) peut aisément prétendre à l’une des plus belles photographie que le cinéma américain ait proposé. Sans lourdeur, sans exagération des teintes, elle s’appose sur les séquences telle une bénédiction tant elle semble provenir directement du soleil. Une approche de la photographie qui rappelle éventuellement le Terrence Malick des années 70. Quasiment chaque plan suscite l’admiration. La candeur formelle de certaines séquences met par ailleurs d’autant plus en valeur certaines atrocités qui s’y déroulent, ou qui sont à venir. Les superlatifs viennent à manquer quand il faut parler de la photographie du chef-d’œuvre de Cimino. Quant à la partition musicale, originellement destinée à John Williams, échoie dans les mains du jeune David Mansfield. Son travail d’adaptation et de composition transcende tous les espérances qu’on peut avoir d’un jeune musicien de 24 ans ( !! ), et contribue à créer l’identité du film de Cimino, au doux son de ses balades folks inspirées par les mélodies populaires de la vieille Europe.
On pourrait consacrer des livres entiers à parler de La Porte du Paradis, tant le film est dense en qualités, tant on se rend compte, au bout de ces quelques paragraphes, qu’on a à peine effleuré ses qualités. Sans aucun doute, Michael Cimino aurait pu avoir une immense et fabuleuse carrière si le film n’avait pas été un échec. Si L’Année du Dragon demeure encore un film digne de ce grand maître un peu oublié, le reste de sa carrière finit hélas par tomber dans le banal. Qu’importe, même avec ses quatre premiers films, Michael Cimino mérite toute notre admiration et possède en lui l'essence d’un grand cinéaste, c’est un être de cinéma total. C’est un film à découvrir ou redécouvrir de toute urgence, dans cette version enfin conforme aux souhaits de son auteur. Rarement la fin du monde céleste n’aura parue aussi belle que dans La Porte du Paradis.
Critique + test blu-ray sur Cineheroes : www.cineheroes.net/test-blu-ray-la-porte-du-paradis-cimino-carlotta