Si Michael Cimino avait inscrit son nom dans le grand livre de l'histoire du cinéma en 1978 avec la réussite de Voyage au bout de l'enfer, c'est paradoxalement avec l'échec de La porte du paradis (Heaven's gate) qu'il va s'y installer durablement. Affinant son exploration de l'Amérique, il signe un film démesuré, dans sa nature comme dans ses qualités.

It's over, James, It's over...

Dès le prologue à Harvard en 1870, le rapprochement structurel avec le Voyage se fait ressentir. On pressent dans cette liesse et ces danses la déconstruction future. En effet, derrière la joie débordante, la légèreté et l'odeur de l'alcool, on décèle, voire on anticipe la destruction future d'une communauté, le déchirement à venir d'individus. Et c'est là le premier tour de force du film, qui parvient dans sa première moitié (environ deux heures), à construire, à bâtir une relation tendre et empathique entre le duo Averill/Ella et le spectateur, malgré l'épée de damoclès installée rapidement au dessus du Comté de Johnson.

Et encore une fois, par ailleurs, la filiation avec Voyage au bout de l'enfer apparaît, par le cut liant le prologue au tronçon principal et découvrant James dans le train. Sans s'éterniser sur le sujet, tant ce cut est porteur de sens, il faut ici noter qu'il rattache deux scènes, deux morceaux du film, mais que cette liaison se fonde sur l'abolition de la distance spatio-temporelle, en l'occurence 20 ans et plus de 2000 miles, et exacerbe en ce sens la rupture opérée. Si à partir de cet instant la mort plane sur le récit, de l'assassinat de Mike Kovach à la fameuse deathlist établie par le "syndicat" agricole local, c'est pourtant la tendresse et la force de la vie et du quotidien qui tente de s'imposer. Malgré la pauvreté, la violence et la guerre qui se dessine comme unique horizon, le récit et la mise en scène de Cimino amènent à croire, à l'espoir. Si l'on ne peut oublier la menace qui pèse, ce n'est pas l'envie qui manque...



Do you think a woman can love two men? / Sure you can. Why not three? But it sure as hell isn't convenient.

Au delà de la fresque fondamentalement engagée et politique que livre Cimino, le film reste aussi à hauteur des personnages principaux. Car c'est en suivant et s'attachant à James, Ella et Nate que l'amour s'émancipe de cette atmosphère pesante et emplie de violence et de mort. Plaçant le récit à hauteur d'homme, l'amour tente tant bien que mal de nier la catastrophe à venir. L'amour rend ces personnages aussi attachants qu'insupportables et participe à bâtir le tragique du film, déployé dans son ultime morceau de bravoure.



What are we ?

Car là est avant tout le coeur du film : la violence de l'homme et des coeurs, les conséquences dramatiques de dérives avides, égocentriques et emplies de haine et de mépris d'une part, et de l'abandon à la frénésie guerrière d'autre part, en l'absence d'autre recours. Symboliquement, c'est lorsque James baisse les bras, ne répond plus et s'enferme dans sa chambre comme dans son coeur, se niant lui même, que la violence éclate, se déploie et souille à jamais ces terres. Sur une simple plaine laissant apparaître les paysages majestueux du Wyoming, les riches propriétaires terriens exterminent un par un les immigrés, nouveaux propriétaires tentant de s'extirper tant bien que mal de la misère.

Cimino convoque une dernière fois la danse, pour une carnaval des âmes, une valse au rythme de la mort dont on ne ressort pas indemme. Les corps tombent comme des mouches, et le défèrlement de violence sur Nate et ses compagnons un peu plus tôt gagne en ampleur émotionnelle et en sens : le désespoir règne et l'on ne peut qu'assister impuissants à ce naufrage de l'Amérique, concentré sur un pauvre comté.

Sur fond de lutte des classes, Cimino attaque une nouvelle fois la guerre : à quoi bon tout cela ? Pourquoi ? Combien d'hommes et de femmes devront en payer le prix ?

Il y approfondit ce rapport si spécial qu'il entretient avec l'Amérique, son Amérique, celle des contradictions, du sacrifice et de la violence, où paix et amour tentent tant bien que mal d'exister.

C'est là que La porte du paradis trouve sa subtilité : du manichéisme il n'y en a pas vraiment (même si l'on peut en voir), mais davantage une assemblée dissonnante de lâches, brutes, désespérés, rivaux, amis et amants, truands, pauvres et riches, immigrés et immigrés... tous inévitablement destinés à s'entretuer dans un fratricide matriciel.




On aurait pu s'étendre davantage en précisions et interprétations, mais après les 3h30 de film écoulées, il est temps de rendre à Cimino et ses équipes ce qui leur reviennent.


La porte du paradis est un film mémorable, de ceux qu'il faut avoir vu une fois dans sa vie. Prouvant une nouvelle fois une maîtrise presque irréprochable de la mise en scène, de l'image comme de l'écriture, et enfin du rythme et de la construction scénaristique et thématique, Cimino dirige un casting qui relève du mythe : Kristofferson et Huppert jouent les rôles de leur vie quand Christopher Walken confirme son immense talent et que l'éternel John Hurt apporte une pierre d'envergure à l'édifice de sa grande carrière. La musique est formidable, les couleurs et cadres tout autant, et on ne saurait terminer sans mentionner la virtuosité dans la direction de centaines de figurants.


Film maudit, La porte du paradis recèle en fin de compte un film de famille inoubliable, où l'Amérique s'entredéchire nécessairement...


Le rideau se ferme sur l'océan, à bord d'un yacht luxueux, où toutes kes richesses et succès ne pourront effacer les regrets d'une vie.

The_Bibymorphe
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le 3 juin 2022

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