On connaît désormais plus ou moins les faits (et leur controverse), survenus il y a un an déjà : Theo Angelopoulos, alors qu’il tournait L’autre mer, son nouveau film, dans une banlieue d’Athènes, fut renversé par un motard de police et mourut plus tard de ses blessures. Ce devait être le troisième volet d’une trilogie consacré aux rêves brisés du XXe siècle commencée avec Eleni, la terre qui pleure en 2004 (de 1919 à 1949), puis continuée avec La poussière du temps (de la mort de Staline en 1953 au nouveau millénaire), puis terminée enfin avec L’autre mer sur la crise grecque actuelle. Angelopoulos ne semblait plus représenter, pour la nouvelle garde de cinéastes grecs, qu’un vieux monsieur autoritaire et académique que l’on finançait a minima, quand eux bataillent et improvisent comme ils peuvent pour réaliser des films dans un pays plongé dans une crise financière, sociale et culturelle sans précédent.
Certes, il a été le symbole, davantage respecté qu’aimé, le plus emblématique du cinéma grec pendant des décennies (un cinéma si peu représenté dans le monde, excepté peut-être Yorgos Lanthimos, réalisateur de Canine et de Alps, qui commence à se faire un nom dans divers festivals), mais depuis plusieurs années déjà, son statut d’auguste patriarche s’était sérieusement amoindri auprès d’une génération bouillonnante qui ne se reconnaissait pas dans son maniérisme compassé, et même auprès d’une critique internationale commençant à trouver qu’il radotait pas mal (depuis Eleni en fait). Preuve en est ce Poussière du temps réalisé en 2008, présenté à Berlin en 2009 et distribué en France seulement en 2013 malgré la renommée certaine d’Angelopoulos et un casting prestigieux (Willem Dafoe, Irène Jacob, Michel Piccoli, Bruno Ganz).
Il faut pouvoir l’admettre, en effet : le film a quelque chose de daté, offrant un style désormais un peu guindé, sclérosé dans ses tics de mise en scène, et pourtant naguère si beau, si fulgurant. Sorte de compilation formelle et scénaristique du cinéma d’Angelopoulos, La poussière du temps reprend sans plus d’inventivité et de charme ses nombreux élans lyriques : toujours ses plans-séquences généreux, toujours ces foules immobiles ou en marche, ces paysages sous la neige ou dans le brouillard, ces terres désolées, ces gares oubliées, ces statues en morceaux, toujours cette figure du cinéaste exilé (déjà dans Le voyage à Cythère, déjà dans Le regard d’Ulysse) ou de l’artiste multiple (comédiens, écrivain, journaliste…), et toujours la musique d’Eleni Karaindrou, superbe.
Les dialogues sont ampoulés (le prénom Eleni y est répété inlassablement, ânonné, hurlé, murmuré), empêchant une interprétation libre et spontanée ; on sent les acteurs, tous sans exception, un peu gênés aux entournures, un peu empêtrés dans la solennité du dispositif, dans la lourdeur des situations. La première heure est réussie, ample et élégiaque (Angelopoulos sait construire et magnifier chacun de ses plans), puis la deuxième devient confuse et ennuyeuse, perdant de sa magie initiale. Le film navigue, s’ouvre sur les lieux (Berlin, Russie, Grèce, Canada, Italie…) et sur le temps (passé et présent), sur l’Histoire (celle d’une nation et celle du monde) et sur les frontières, dit les utopies politiques et les désillusions humaines à travers le destin d’une femme amoureuse, de son fils et de sa petite-fille.
La déception suscitée par cet ouvrage posthume ne peut en rien épuiser la force d’une filmographie imposante parsemée de chefs-d’œuvre (Le voyage des comédiens, Paysage dans le brouillard, Le pas suspendu de la cigogne, Le regard d’Ulysse), et pour s’en rendre compte qu’il suffise simplement d’admirer le final sublime du Pas suspendu de la cigogne, trois minutes bouleversantes, belles à en pleurer, qui font se souvenir, comprendre et ressentir la puissance visuelle et poétique du travail entier d’Angelopoulos, et pouvant résumer à elles seules son intemporelle majesté, celle qui, constamment, s’est abreuvée de l’âme entière d’un pays, de ses racines, de sa mémoire, et s’est opposée à toute forme d’autoritarisme.