Pour le meilleur et pour Shakespeare.
[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs" : Northevil et Torpenn]
Il n’est pas aisé, face à la somme que représente La prisonnière du désert, de savoir par quel angle l’attaquer pour tenter de rendre compte de son hétéroclite grandeur.
Comme nous sommes chez John Ford, le visionnaire humaniste du cinéma américain, nous pouvons essayer de scinder les remarques sur ces différents points : le décor, puis chaque personnage.
La Prisonnière est un spectacle total (à ce titre, la réédition en blu-ray est splendide, donnant tout son éclat au technicolor) : non seulement, Monument Valley y joue un rôle majeur, mais la longue quête des personnages va les faire traverser rivières et sierras, déserts et étendue neigeuses, torrent gelés et prairie : récit au long cours, bigarré et exhaustif, il explore l’Amérique comme un immense terrain d’aventure.
Cette amplification spatiale répond pourtant à une réduction des personnages : nombreuse et réunie au début du récit, la cellule familiale implose dès son élément perturbateur, se délestant, parmi les fameux « searchers », de ceux qui lui étaient unis directement par le sang. Restent l’oncle un peu proscrit, ancien confédéré, et le bâtard adopté, nouvelle donne d’une Amérique en mutation et en quête de légitimité. La mort, en hors champ et dans des ellipses d’une grande force, instaure une pudeur délicate que viendra équilibrer Ethan et ses accès de fureur.
Seules les femmes symbolisent encore une sédentarité inaccessible : Laurie, entreprenante et militante de son désir, et Debbie, assimilée aux indiens et leur échappant sans cesse.
Les thèmes chers à Ford se déclinent ici avec une réelle jubilation : le trio amoureux et le mariage de raison (cf. Qu’elle était verte ma vallée), le pasteur aux multiples talents (le même film, mais aussi Les Raisins de la Colère) et l’altérité en miroir des indiens.
Ethan est bien entendu le cœur du film, personnage complexe et ambivalent magnifié par un John Wayne au flegme habité. Cruel, ouvert à la culture comanche qu’il connait, souvent pour mieux la détruire (en tirant dans les yeux des cadavres, tuant les bisons, voire scalpant son ennemi), il est autant l’adjuvant que l’opposant au jeune Martin dans le rôle du jeune premier. Mature, taiseux, n’accordant sa confiance à personne, ne se soumettant qu’à son idéologie, il a ce mérite rare pour un héros d’être imprévisible et de susciter la crainte de son entourage comme du spectateur. Autour de lui, les traitres tombent, et les lambeaux d’une nation douloureusement réunifiée ne parviennent pas à chanter encore la concorde.
En profonde empathie avec son personnage, le cinéaste fait de l’Amérique un écrin pour sa chevauchée vers l’innocente qu’il pourrait être tenté de supprimer, pris d’une folie haineuse le mettant à égalité avec son grand rival indien, avant de le laisser s’en aller en poor loneseome cowboy.
Car rien, dans ce film, ne s’empêtre du manichéisme pourtant censément constitutif du grand western classique : à l’image de Mose, fou shakesperarien, le monde entier semble tanguer sur une planche instable entre deux cultures (indienne et américaine), entre deux camps (le Sud et le Nord), entre deux casquettes (le Révérend et le Capitaine), entre deux statuts (le family man ou le cowboy aventurier)…
Résolument picaresque, le récit ajoute aussi à l’aventure et les tensions identitaires un élément aussi surprenant qu’efficace : l’humour. Extrêmement drôle, proche de l’univers de Tintin, il joue sur la comédie amoureuse (proche du screwball entre Laurie et Martin, farcesque avec la squaw que ce dernier épouse par erreur, et du côté du marivaudage avec le mariage final), le burlesque du capitaine au combat ou le poétique dans le personnage de Mose.
Enfin, au milieu de ce tourbillon sans temps mort, les indiens. Les grands silencieux du film sont aussi ceux dont on apprend incidemment à connaitre le sort : chassés, massacrés, c’est dans des camps brûlés ou parmi des cadavres qu’on tente de retrouver la jeune blanche qui elle seule justifie qu’on s’intéresse à eux.
La Prisonnière du Désert n’est pas seulement la déclaration éclatante de toute la maitrise de John Ford : c’est aussi celle du cinéma tout entier, du gros plan sur un visage habité au panoramique sur un paysage mythique, au rythme d’une aventure devenue fondatrice.
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