Un film sublime, un des films les plus justes qui soient sur l'adolescence ; mais plus largement un film avant tout profondément humaniste. Le prétexte de l'histoire semble presque un peu bête, des adolescents noirs et blancs d'une même classe décide d'enfin se mêler les uns aux autres, ça peut faire peur par les facilités bien-pensantes et impertinentes dans lesquelles il serait facile de tomber avec un pitch comme ça, mais d'une part le contexte du film est assez inédit – ici, un lycée en Côte d'ivoire, alors colonie française –, et surtout le film ne tombe jamais dans le moralisme naïf.
Cette prouesse, il la doit principalement à la spontanéité de ces personnages, qui donnent lieu à des séquences vraiment drôles (la conversation entre deux des mecs qui se disputent la même fille), et de même beaucoup de séquences touchantes. Ils s'amusent, ils s'engueulent aussi, et les conflits autant que les rigolades sonnent vrais, et c'est incroyablement rafraîchissant de voir ça.
Plus particulièrement, le personnage de Nadine, qui fait tout au long du film le lien entre les deux communautés, incarne en grande partie la force tragique du film : personnage d'allumeuse malgré elle génial et profondément ambigu, on ne sait jamais sur quel pied elle danse, si elle ne se rend réellement pas compte du mal qu'elle fait ou si elle en joue, et probablement qu'elle ne le sait pas vraiment elle-même. Il y a une telle beauté complexe qui se dégage de ce personnage, qu'à vrai dire je me suis demandé si tout le film avait vraiment été pensé par les ados... Mais pas que du personnage d'ailleurs, la construction du récit elle-même évoque une escalade tragique ; jusqu'au climax du film dans le bateau abandonné - décor génial. La malédiction serait non pas divine mais sociale.
En effet, à travers son postulat de départ, le film propose un témoignage plus vaste des différences qui séparent noirs et blancs dans le film. Partant du particulier, Rouch, comme à son habitude, parvient à dresser un portrait sociologique plus vaste des environnements différents dans lesquels grandissent noirs et blancs ; par exemple, un garçon blanc joue des airs classiques mélancoliques au piano, seul dans une grande maison - un des plus beaux plans du films d'ailleurs, quand Nadine est allongée à côté de lui -, alors que les ivoiriens dansent tous ensemble dans la rue sur des percu rythmées.
Malgré son aspect tragique, le film ne verse pas pour autant dans un propos communautariste et pessimiste, laissant entendre que le fossé qui sépare les personnages serait infranchissable, au contraire : on distingue malgré ces différences de vraies camaraderies et affinités se former entre tous les personnages, faisant le rappel, à la fois évident et tristement nécessaire de leur humanité commune.
Et puis il y a ce plan qui me hante, ce type perdu seul au milieu de la mer mouvementée, et qui nage à l'aveugle, le plus loin possible... rarement je crois un plan aura capturé avec autant de justesse l'Absurde de la jeunesse.
Avec ce film, Jean Rouch fait du cinéma une zone neutre, un terrain d'entente pour rétablir le dialogue là où il est brisé, cicatriser la déchirure sociale, et en fait donc un outil politique au sens le plus authentique du terme.