Du pain, des olives, du silence... des choses très concrètes

Avant tout un projet visuellement ambitieux, presque autant que le fut son personnage-titre, notamment avec l’utilisation d’un triptyque final, une projection simultanées de trois pellicules en 4/3, donc du 4:1, un format étonnant qu’on ne voit quasiment jamais, genre de prédécesseur du Cinemascope (dont Henri Chrétien mettait en parallèle au tournage du film le premier prototype, l’Hypergonar). D’un point de vue purement visuel, ce triptyque final marque les consciences : principalement parce qu’il met superbement en valeur la débauche folle de moyens du film, ici la foule de figurants réquisitionnés et qui donne véritablement une ampleur qu’on ne retrouve (presque?) plus de nos jours, et confère à cette conclusion une dimension épique. Chose étonnante d’ailleurs : ce procédé ne sert pas tant à représenter une bataille, finalement assez brève, qu'à sublimer le discours de Napoléon.

La prise de Toulon également est frappante : sous la pluie, dans la boue, les armées de figurants s’affrontent sans retenue, c’est sans doute un des moments les plus éprouvants du film, et d’une rare violence visuelle. Le choix de casting d'Albert Dieudonné aussi est un choix mémorable : son Napoléon, avec sa silhouette élancée et voûtée, ses yeux noirs et sa chevelure pendante a quelque chose de sinistre et mélancolique... Son incarnation apporte un contrepoint intéressant à la vision fantasmée de Gance.

Sans doute le seul contrepoint, qui n’en est peut-être pas vraiment un d’ailleurs, car autrement Gance s’abandonne à un double-jeu malsain, entre récit mythologique et film historique. Le problème c’est qu’il n’assume pas tout-à-fait le caractère purement mythologique de son film, et cherche à constamment rappeler la véracité prétendue de son récit, notamment avec une petite mention Historique dans chaque intertitre reprenant des citations ou des événements supposément avérés, un autre intertitre mentionnant que tous les événements reconstitués, en Corse « notamment » (mot qui a ici son importance), ont été filmé dans les lieux où ils se sont effectivement déroulés et dans les conditions où ils se sont effectivement déroulés.

Dès lors, Gance revendique le caractère historique, et donc politique, de son œuvre, aucun doute n’est permis à ce sujet. Pourtant, sa vision des événements est au mieux totalement partielle, au pire carrément mensongère. Exemplairement, les segments qui traitent de la Révolution française isolent évidemment Danton, Marat (Antonin Artaud, qui cabotine donc autant à l'écran que dans sa poésie) et Robespierre (ce dernier portant les stigmates de la petite vérole, comme les représentations calomnieuses qui sont faites de lui le veulent ; que penser de Saint-Just le métrosexuel ?), lesquels sont réunis dans un repère de méchants d'un mauvais James Bond, et seront les seuls représentants de la Révolution française agissant dans le film. Face à ces méchants extrémistes qui veulent faire couler le sang, se dresse l'héroïque Napoléon qui mène son combat patriotique depuis la Corse, affrontant une mer déchaînée dans un bateau de fortune dont la voile n’est autre que le drapeau français ! C’est épique, la symbolique est presque grotesque, on a l’impression d’être face à un film de propagande nord-coréen. Surtout, ce faisant, il est impossible de saisir les enjeux politiques de l’époque (particulièrement complexes qui plus est). Comment comprendre la condamnation des Girondins par Robespierre un peu plus tard dans le film, si ce n’est comme la trahison des méchants par un méchant encore plus méchant ? Impossible en l’état, et c’est clairement la volonté de Gance.

Mais la malhonnêteté ne s’arrête pas à la partialité : on rentre carrément dans le domaine du révisionnisme. Exemplairement, aucune mention n’est faite des liens entre Napoléon et Augustin Robespierre, le premier obtenant le commandement de l’artillerie au siège de Toulon en partie grâce à l’amitié que lui porte le second. De même, on essaiera de faire croire que c’est parce qu’il refuse de servir Robespierre (Maximilien cette fois), que Napoléon est mis aux arrêts : ce qui est une réécriture totale de l’Histoire, puisque c’est suite au coup de Thermidor (donc à la mort de Robespierre) et précisément à cause de ses liens indirects avec lui qu’il est emprisonné deux semaines. (Le segment où il est in extremis sauvé de la guillotine par Fleuri qui mange littéralement son dossier étant donc également une invention complète).

Le comble de la perversité est sans doute atteint dans cette séquence où Napoléon est visité par les fantômes de l’Assemblée, et où on fait transmettre à Robespierre lui-même l’héritage de la Révolution à Napoléon : Robespierre, l’homme qui craignait tant la prise du pouvoir par un militaire providentiel (d’où son hostilité envers Lafayette par exemple) qu’il fut la risée de ses opposants, lesquels le traitaient de paranoïaque ; c’est à ce Robespierre qu’on demande d’accorder à Napoléon ses bénédictions sur la direction de la France. On plonge de même franchement dans le ridicule lorsque Gance nous dresse le portrait d’un Napoléon obsédé par la Déclaration des droits de l’homme (dont il a une hallucination pendant les massacres de Septembre). Qu’on s’entende, je comprends sans peine qu’on soit fasciné par Napoléon, je suis personnellement obsédé par les chansons à la gloire de Mao Tsé-Toung donc je ne juge pas, mais l’imaginer comme un libérateur des peuples animé par la volonté d’appliquer les droits de l’homme partout sur Terre est juste grotesque. Je ne reprocherai pas à Gance de sauter à pieds joints dans les clichés de la « Terreur », l’historiographie sur le sujet n’avait à l’époque pas suffisamment avancé pour les remettre puissamment en question, mais que dire de sa glorification d’un dictateur (au sens le plus neutre du terme), qui avec ses campagnes militaires provoquera des carnages sans commune mesure avec le bilan de l’ensemble de la Révolution française, et manquera d'entraîner la France dans sa chute ?

Le révisionnisme de Gance est mû par la volonté de donner une structure, une ligne directrice à la vie de Napoléon. Ses seuls moteurs auraient été son patriotisme total et ses rêves de grandeur

(d’aucun pourrait arguer qu’il était surtout un opportuniste, dont le talent principal aura été sa capacité à retourner sa veste quand il le fallait, dont l’union avec une femme plus âgée que lui issue de la haute société ainsi que sa proximité avec les milieux financiers soutenant sa gouvernance au détriment du peuple ont été les atouts principaux, et dont seule l’ambition a été le moteur).

Mais surtout il a été autant un acteur qu’un agent de son époque et son contexte : ce que Gance nie, en purgeant toute dimension politique de son film au profit d’une vision mythologique et manichéenne, dans laquelle Napoléon est seul architecte du destin du monde. De là, il n’y a même pas de tentative de compréhension du personnage, seulement une adoration stérile et infantile. En témoignent les séquences où il conçoit ses plans de bataille brillants : jamais ne nous sont expliqués ses manœuvres et où réside leur génie. À la place, on se contente d’illustrer qu’il est génial, parce qu’en surimpression défile des chiffres, des pans de cartes etc. Là encore, le film est appauvri par son parti-pris propagandiste : jamais on ne nous montre en quoi Napoléon est génial ; on ne fait que nous asséner qu’il l’est, à coup d’intertitres dithyrambiques et de symbolisme appuyé (l’aigle).

Pire en fait, Napoléon est déifié : on ne reprend que des images d’Epinal dans une volonté de conforter et réactualiser (à l’époque, j’entends) sa légende. Pas de questionnement, pas de réappropriation ou de nouveauté du regard, juste une affirmation des clichés les plus éculés, y compris ceux trahissant l'histoire.

Violine, la fille de Fleuri, seule personnage issue des petites gens qui aura droit à plusieurs séquences, l'illustre parfaitement : idolâtrant Bonaparte, elle va jusqu’à lui dresser littéralement un autel auquel elle prie. Son personnage (fictif) incarne parfaitement la vision du « bon peuple » qui est celle de Gance : spectatrice dans l’assemblée lors de la séquence de déchéance de Saint-Just et Robespierre, elle dissimule un revolver, se préparant à un attentat, mais elle renonce in extremis : « ces hommes sont trop grands ». Tout est dit : seuls les grands hommes font l’histoire. Les classes populaires, qui ont eu l’occasion de devenir brièvement acteurs politiques durant la Révolution, ne sont qu’une foule crasseuse, rigolant grassement, assoiffée de sang. Voilà la vision de l’histoire de Gance, voilà le projet politique de son Napoléon. On s’étonne peu de l’acharnement que Gance mettra pendant la guerre à s’attirer les faveurs du régime de Vichy, allant jusqu’à dédier un de ses films au maréchal Pétain.

C’est évident, mais disons-le, Napoléon est un film proprement autoritaire, aux relents fascistes : c’est une « esthétisation du politique » comme disait Benjamin. Tout est réduit à des formes, à quelques grands hommes, à quelques effets de style. Chanter la Marseillaise actualise la Révolution au sein de l’Assemblée. Napoléon s’attire les foudres de Paoli en Corse, non pas parce qu’il représente une force politique dissidente sur l’île, mais parce qu’il vole le drapeau français. Ce n’est pas le sacrifice et les efforts de milliers de soldats qui remporte la première bataille d’Italie, c’est le discours de Napoléon la précédant.

Ce qui constitue à la fois la force du film, et sa faiblesse. Il est puissamment évocateur, car tout y est simplifié et réduit à des grands motifs, figurés par un jeu créatif et avant-gardiste sur les surimpressions, mais on y perd toute la dimension complexe et humaine du récit de cette période, tout enjeu dramatique et moral puisque le monde de Gance est un monde sans humain, uniquement peuplé de figures monolithiques.

Aujourd’hui, on doit bien sûr se réjouir de voir un projet aussi ambitieux revoir le jour ; saluer le travail titanesque de restauration, la merveilleuse bande-originale enregistrée pour l’occasion ; observer avec intérêt, aux côtés des cinéphiles, les qualités plastiques du film, son usage très expressif des surimpressions, ses nombreuses qualités visuelles, apprécier le document historique qu'il constitue (sur l'époque de sa conception). Ce qui ne nous empêche pas de déplorer l’épuration de l’Histoire qu’il opère, la vision appauvrie et infantile du monde qui est la sienne, forcée à se réfugier derrière un homme-providentiel pour trouver un sens au monde, et de nous dire que si la modernité n’est pas venue sans apporter son lot de problèmes, au moins réjouissons-nous car elle a abattu les idoles et fait de nous des spectateurs adultes.

VizBas
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le 28 juil. 2024

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