Journal de bord du 26 Novembre 2057, 11h33 :
Tout avait commencé normalement. Pour notre séance quotidienne, et alors que l'université Paris 37 parlait de bientôt supprimer ce cursus, les étudiants s'étaient installé lentement dans les travées. Ce matin là, pour le cycle " Cinéma français et antidépresseurs, les liaisons fatales ", un collègue m'avait proposé le visionnage et le commentaire en amphi d'un opus méconnu : La Rafle. Ne l'ayant pas encore vu moi même, je décidais d'en faire un commentaire avec mes ouailles pour le cours du matin. Si j'avais su...
Passé les premières minutes, j'ai commencé à repérer des signes morphologiques soudains partout dans la salle : pleurs d'abord silencieux puis montant vers des plaintes soutenus, cris de douleurs hystériques, battements frénétiques des babilaires et des yeux,... Tout transpirait chez les étudiants le désespoir et l'abattement. Je me suis moi même surpris à renifler ostensiblement, l'œil vitreux.
J'interrompais le film avant qu'il ne soit trop tard : au moment même où je coupais le projecteur, un de mes étudiants s'apprêtait à se jeter dans le vide depuis une fenêtre ouverte. En état de choc, pleurnichant encore par moment, l'assemblée et moi-même mirent du temps à retrouver nos esprits.
Quelle diablerie s'est donc produite ?
Journal de bord du 28 Novembre 2057, 14h41 :
Aucune réponse, pas de pistes. Malgré nos recherches appuyés, notre enquête minutieuse, mes collègues et moi ignorons toujours quel sortilège entoure ce long-métrage de 2010. Il semble qu'il est était fait dans un seul but : arracher des larmes, quoi qu'il en coûte, et quel que soit les tristes moyens pour se faire à son auditoire, et ce sans autre but artistique. Ce qui est étonnant c'est que l'effet lacrymal appliqué est inversement proportionnel à la qualité du dit métrage : " Il est nul à chier " m'a laconiquement signalé Béatrice Duflong, maitre de conférence dépêchée sur place par la section cinéma de l'université Harvard. L'inquiétude sur cet artefact persiste. Nous avons détruit les copies que nous n'étudions pas dans le cadre de l'enquête.
Journal de bord du 30 Novembre 2057, 17h13 :
La peur règne. Malgré nos contremesures, le film circule désormais sous le manteau dans l'université et, en quelques jours, est devenu la nouvelle drogue dure des étudiants esseulés. Il faut agir. Et vite. Les effets sont désastreux, terribles. Les étudiants frappés se suicident en masse, pleurent à des moments qui ne s'y prêtent pas. Plus inquiétants encore, des étudiants infectés ont été surpris en train de rouer de coups des camarades qui (semble t-il immunisés par nature) quant à eux avaient ri lors de la première séance de ce mauvais nanard.
Journal de bord du 03 Décembre 2057, 05h25 :
Ce sont probablement mes dernières lignes. Je les entend derrière ma porte en train de finir de mettre en place le bélier qu'ils vont employés pour pénétrer dans mon bureau. Le mal a lentement transformé tout être mesuré en sectaire au pathos ultra développé, lapidant tout esprit rigolard ou critique aux cris de " Mort aux Nazis, poil aux zizis ! ". Mon dieu ! La porte est en train de craquer... Le pire c'est que, derrière le bois en train de céder, je les entend... Ils pleurent toujours...