Jeu de trolls
Tourner un film en une seule nuit, avec des dialogues intégralement improvisés, ça relève de l'expérimental. Lorsqu'on fait dans l'expérimental, on a souvent un bon fond, de bonnes idées de base,...
le 12 avr. 2020
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J'ai créé ce compte pour l'occasion car il me semblait important d'émettre une critique sur ce film et que je sais qu'elle sera davantage lue ici qu'ailleurs par les personnes qui ont participé à sa réalisation.
Je connais l'existence de ce film depuis que je regarde la chaîne Youtube de « Et Bim » et j'avais hâte de pouvoir le regarder un jour, dans la mesure où son réalisateur donnait l'impression de le porter avec beaucoup de motivation et de bonne volonté sur les réseaux sociaux. Je précise ne pas avoir vu le Q&A diffusée sur Youtube, ce qui altèrera probablement l'intérêt et la portée de cette critique.
Je me retrouve peu ou proue dans la description effectuée par la critique « Jeu de troll » postée très récemment ici. Toutefois, je la complèterai par des considérations plus personnelles, éparses et moins cinéphiles.
Connaissant bien le milieu professionnel qui y est décrit, j'ai pu y retrouver des personnalités emblématiques. Bien que le mystère soit volontairement conservé tout au long du film, on devine qu'il peut s'agir d'une banque d'affaires, d'un cabinet d'audit ou d'un cabinet d'avocats d'affaires ; la terminologie (« junior et sénior »), la considération pour le patron « Christophe » Le jeu d'acteurs est de bonne facture, l'émotion est présente. C'est d'autant plus remarquable qu'il s'agit manifestement d'improvisation. C'est un excellent choix que d'avoir conservé les prénoms des acteurs pour ceux des personnages, afin qu'ils puissent davantage s'identifier à eux.
Malheureusement, on constate dès à présent deux écueils.
Le premier, patent, c'est que les acteurs se connaissent d'avant le film, et se parleront après le film. Cette proximité est à double tranchant. Car, tout aussi talentueux que soit un acteur, il lui convient de faire confiance en ses propres capacités mais aussi en celles de ses collègues, pour être certain que la méchanceté feinte dans la peau de son personnage ne soit pas interprétée comme l'inverse d'un rôle de composition. Tous ne se connaissent probablement pas suffisamment dans ce casting pour savoir quelle est la véritable nature des uns et des autres, pour être certains que l'un ou l'autre, sur lequel on peut avoir un doute, n'éprouve pas quelques réels plaisirs à malmener autrui. Plus il y a d'acteurs, plus la probabilité qu'un sadique soit parmi eux est importante. Mais le véritable problème n'est pas qu'une telle personne soit présente. Le problème est que l'on n'est jamais certain qu'elle n'est pas présente. D'où la nécessaire confiance dans ses collègues, dans les choix de casting du réalisateur. Confiance qui s'étiole lorsque le nombre d'acteurs augmente. Il y en a ici dix (si l'on retire « Christophe »), ce qui paraît beaucoup au regard des considérations précédentes mais également de l'apparente étroitesse de la pièce dans laquelle ils évoluent. Mais cela concorde avec le thème de l'étouffement (voire de l'apnée) qui a l'air d'être une constante chez le réalisateur.
Cet écueil a une autre conséquence, beaucoup plus visible. Un acteur, une actrice, est un être sensible. C'est un poncif, mais il y a parfois -chez certains, pas tous- un fond de vérité. L'emploi du prénom de l'acteur brise le filtre et « l'écran » qu'incarne normalement le personnage. En particulier pour un acteur jeune, qui n'a pas nécessairement le cuir solide. Le choix de l'improvisation est audacieux mais montre ici ses limites. Je ne doute pas de la qualité des uns et des autres, et tous fournissent ici une excellente partition. Néanmoins, ces dialogues donnent globalement une impression de « retenue de coups », de fleurets mouchetés. Ou peut-être tout simplement est-ce parce que je n'y ai pas cru ? Ce qui nous amène à la suite de ma critique.
Le second, latent, c'est que les acteurs connaissent probablement moins bien le milieu professionnel décrit que le réalisateur-scénariste. C'est également le problème de l'improvisation des dialogues. Les acteurs réagissent et se focalisent sur leurs propres problématiques, sur les centres d'intérêts polémiques de leur milieu. Ce sont parfois des polémiques universelles, qui transcendent les catégories socio-professionnelles (style vestimentaire, orientation sexuelle, racisme, antisémitisme, etc.), mais il manque clairement des controverses liées au piston familial et au milieu social d'origine. J'ose penser que ces deux thèmes ne sont pas évoqués notamment parce que les acteurs -et peut-être le réalisateur lui-même- pensent qu'il s'agit d'un non-sujet car, dans la tradition bourdieusienne, tous seraient issus d'un même système de reproduction sociale. Même si cette analyse est juste dans un grand nombre de cas, ce n'est pourtant pas l'unanimité. Il y a des inimitiés qui naissent à ce propos et c'est regrettable de ne pas les voir apparaître, sans pour autant vouloir faire un film dit « social » (ce qui est un écueil à part entière dans le cinéma français). À la décharge des acteurs, leurs improvisations sont structurées autour d'une trame, les fameuses questions, qui ont manifestement été rédigées par le réalisateur lui-même. Les débats sont donc cintrés par ce présupposé.
Du point de vue des costumes, ce second écueil s'illustre avec maladresse. Pour des « juniors » bien payés, dont certains à la fin de la vingtaine -et un de trente ans- les vêtements ne sont malheureusement pas à la hauteur. À une ou deux exceptions près, les coupes ne sont pas bonnes et certaines font clairement cheap. Je n'évoque pas ici le cas des personnages féminins pour lesquels je n'ai pas d'opinion. C'est toutefois pardonnable dans la mesure où le budget devait être relativement serré et qu'il s'agit probablement des vêtements apportés par les acteurs eux-mêmes, qui n'ont pas pour habitude de les porter dans la vie de tous les jours.
Toujours sur les personnages, il manque clairement celui et celle**s** de la jeune femme souriante et enthousiaste en toutes circonstances. De manière générale, les quatre personnages féminins sont sur la défensive, dès le départ, et jouent sur le même terrain que la majorité des personnages masculins (l'affrontement avec Cédric) ou refusent le combat (mutisme avec Pauline). D'expérience, dans ce type de structures professionnelles, les femmes qui y sont recrutées sont toujours affables et amènes. Car les traits de personnalités naturels s'exacerbent en cas de travail prolongé et intensif, ce qui est le cas dans le milieu professionnel décrit. Des semaines de plus de 60 heures (week-end inclus) amènent les caractères à leurs extrémités, ce qui nécessite, au sein de l'équipe, une part de composition, de conciliation (Benjamin), d'humour (ici illustré par Azzedine, dont tout le monde finit par avouer la lourdeur), de sourire (absent de l'entreprise à part Benjamin visiblement ?) et d'esthétisme. Car, oui, ne nous trompons pas et ne nous voilons pas la face : ces milieux professionnels sont patriarcaux et reproduisent des schémas sociétaux typiques. Il faut plaire, il faut donc de la diversité (ethnique, religieuse), il faut donc de l'esthétisme féminin pour plaire au client et pour le « plaisir des yeux » à la fin d'une journée de 12 heures. Il faut temporiser la testostérone. Or, ici, aucun personnage féminin ne joue ce rôle de charme, hormis éventuellement Noémie, ce qui est bien peu quantitativement parlant. À noter que si la diversité est aujourd'hui reine dans les structures anglo-saxonnes précitées, il convient toutefois de relever que les personnes en surpoids n'y ont toujours pas leur place. Il faut de la bonne santé, il faut faire du sport avec ses congénères pour démontrer son esprit d'équipe et de compétition. Il convient donc de ne pas être en surpoids, d'autant plus pour une femme. La seule exception concerne les hommes de plus de cinquante ans, aujourd'hui (et encore...). De manière générale, les quatre personnages féminins jouent des rôles plus ou moins équivalents, faits d'esquive et de parades. C'est probablement dû à un manque de concertation en amont du film entre les actrices et le réalisateur. Le dilemme était vraisemblablement difficile et subtil entre la préparation et la direction des acteurs, d'une part, et la nécessité de l'improvisation, d'autre part.
Enfin, pour terminer sur les personnages, le personnage d'Imad est très intéressant et apporte une réelle plus-value, bien que ses répliques soient rares. Toutefois, là encore, il m'apparaît que ce type de personnage ne pourrait pas exister dans ce type de structure professionnelle car il ne passerait pas l'étape du recrutement. Les cadres recrutent par ressemblance, par cooptation. Le personnage de Christophe, en bon patriarche, entretient la règle de l'écrasement de tous par tous. Il est d'ailleurs curieux que lui seul bénéficie d'un prénom fictif : privilège de l'âge de l'acteur, de l'expérience de l'acteur ou plus vraisemblablement du fait qu'il est lui-même en dehors du jeu, au sens propre comme au figuré. Imad ne devrait donc pas exister. Il est une anomalie, ce qui ne pourrait être expliqué qu'à raison d'un pedigree académique sans précédent. Pourtant, cette hypothèse n'est pas confirmée par les dialogues. Il n'a aucune considération. C'est regrettable car cette légère nuance aurait apporté un propos moins brutal et plus subtil à son égard, mais c'est là encore les revers de l'improvisation.
Dans ces milieux professionnels, on tue en silence, avec un sourire, et personne n'en reparle. Celui qui est viré -ou poussé au départ- ne doit pas être à nouveau évoqué. On ne le déteste pas, on continue de lui donner des nouvelles, mais il ne fait plus partie de la famille. Une autre attitude ne serait pas corporate. Tout est feint, on se déteste, mais on ne se le dit jamais. Car, comme pour un acteur, le monde est petit. Tout se sait car, comme l'on vit ensemble, on sait tout des uns et des autres, ou du moins suffisamment. L'activité principale est le commérage, les potins. Bien plus que dans d'autres milieux professionnels car la cadence de travail s'y prête : +60 heures, c'est une démultiplication du temps consacré au bavardage par comparaison aux 35 heures hebdomadaires.
Le réalisateur paie ici ses fréquentations. Ou plutôt ses non-fréquentations. Comme il ne fréquente pas suffisamment les personnes issues des milieux professionnels décrits dans ce film, ou qu'il ne les fréquente plus, ou du moins qu'il ne fréquente pas ceux qui en disent la vérité -à sa décharge, ceux qui s'expriment sans langue de bois sont peu nombreux- il pèche malheureusement par certains travers ci-dessus décrits. Autant de menus reproches qui portent atteinte à l'authenticité non pas seulement aux yeux des connaisseurs, mais de tous. Car, même si l'on n'a pas en conscience une idée précise et détaillée d'un milieu donné, notre inconscient est susceptible d'y donner du crédit à la faveur d'une multitude de détails. Ces mêmes détails qui, accumulés, font la vraisemblance d'une description.
Mais tout compte fait, je pense que mon principal reproche à ce film est sa manière de filmer. Les caméras sont très mobiles, elles bougent en permanence. Ce qui est rendu nécessaire par l'improvisation devient un défaut de visionnage. Les gros plans sont également dérangeants car parfois mal cadrés. J'imagine que cela permet d'éviter de faire apparaître une caméra dans le champ. Peut-être que diminuer le nombre de personnages aurait atténué cet effet, mais j'imagine que le réalisateur voulait davantage d'acteurs pour créer un effet de groupe et engendrer davantage de réactions pour en filmer le maximum, du fait de la dilution de la responsabilité individuelle au sein du groupe tout entier et de la diversité des personnalités présentes. Enfin, j'aurais apprécié un plan zénithal et une table ronde pour la symbolique et pour avoir une vue d'ensemble des personnages, tous en opposition, mais c'est un détail.
Faire ce (premier!) film était audacieux. L'idée était belle et le demeure. L'avoir réalisé est une gageure. Mais je pense que le concept aurait été mieux exploité dans un court ou un moyen-métrage. L'atmosphère est étouffante et suscite le malaise, comme souvent chez « Et Bim ». On a l'impression d'être pris en otage et cette sensation ne être qu'à courte durée, sous peine de faire sortir le spectateur du film. Le choix du malaise et de la discorde comme thème n'est pas rassembleur et restreint nécessairement le public du film ainsi que les occasions pour le voir (seul, en couple ou en club de cinéphiles, mais pas entre amis, ni en famille élargie).
Pour tout cela, le film est prisonnier de son concept.
Créée
le 14 avr. 2020
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