Adaptée du livre éponyme du polonais Bruno Schulz, La rue des crocodiles, chef d'oeuvre des frères Quay, dépeint un monde enchanté et sinistre dans lequel évolue une marionnette libérée de ses fils. Ce film d'animation, sans dialogues et empli de mystère, semble donner vie à une civilisation longtemps endormie et oubliée.
L'histoire commence dans un musée désert, où un vieux kinétoscope est exposé avec une carte indiquant le quartier de la rue des Crocodiles. Les réglages et les mécanismes sont logés au fond d'un élément quasi anatomique : un oesophage en bois. Le gardien du musée donne vie au mécanisme avec de la salive, avant de couper les fils d'une marionnette.
Ainsi libéré, le personnage explore un univers d'étranges rituels mécaniques, à la fois familier et troublant, pour terminer son voyage dans l'arrière boutique d'un tailleur douteux. Dans cette curieuse échoppe remplie d'images inquiétantes, la marionnette est entourée de trois personnages vaguement féminins, aux têtes évidées et portant un numéro de série dans le dos. Le tailleur est représenté comme un mégalomane remodelant le monde à sa façon.
Techniquement, il s'agit du premier film tourné en 35 mm par Stephen et Timothy Quay. À l'évidence, les jumeaux américains ont porté beaucoup d'attention aux détails, aux textures et à la lumière. La façon dont leur caméra se déplace évoque parfois le monde de Kafka avec ses images disloquées, ou, lorsqu'elle revient nerveusement d'un plan à un autre, nos propres yeux devant un monde ahurissant.
On pourrait être tenté de vouloir donner un sens à cette exploration quasi mythologique où abondent les symboles. Mais personnellement, je me suis laissé porter par les images sublimes et la musique de Lech Jankowski. Au fond, La rue des crocodiles est l'une de ces oeuvres qui donnent ses lettres de noblesse au cinéma, en tendant sur notre monde un miroir au reflet éminemment poétique.