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Il claudique Charlie, Charlot, le vagabond solitaire sans-le-sou en équilibre précaire sur la corniche des montagnes enneigées d'Alaska, mais ne tombe pas. Heureux sont les insouciants, les ignorants. Un ours déambule derrière lui avec la même dextérité puis s'en va. Lui gagne l'abri que Black Larsen, un hors-la-loi en cavale, a investi et fait sien. Le refuge sera celui des laissés pour compte, des démerdards, qu'ils fréquentent les sentiers de la légalité ou de l'illégalité, et le principal théâtre des péripéties facétieuses de l'ami chapeauté. Un refuge comme les aurait aimés un Huston d'humeur jovial, lui qui fit de la ruée vers l'or son trésor dérisoire et tragique de la Sierra Madre (Bogey/Chaplin ça siffle aussi bien mais pas vraiment le même air). Un prospecteur en voilà justement un qui débarque et entre dans la ronde grotesque. Ah, le Klondike... Embonpoint, décrépit, gelé, affamé est l'homme en question. Big Jim tient en fait plus de l'ours que de l'homme. Il est tout aussi doux du moment que son estomac ne le tenaille pas. La grosse dinde au chapeau melon qui lui sert de colocataire depuis que la canaille a filé, pourra témoigner. Allez sans rancune. Jim est content. Pas peu fière de sa récente découverte (il a eu le bonheur de trouver un filon dantesque), il lui faudra pourtant se la remémorer des profondeurs de son crâne meurtri pour empocher le gros lot (il a eu le malheur de croiser les grosses pattes de Larsen, et la pelle qu'elles brandissaient). Le débonnaire vagabond trouve lui aussi son filon. Mais le sien est fait d'un tout autre métal ô combien moins malléable. Il porte des mocassins, travaille dans un saloon et s'entiche des pires gredins de la ville. Chacun à son filon, les deux compères s'évertueront à se le mériter et trouveront dans l'entraide mutuelle les clefs de leur succès. Gentleman Jim. Finalement, tout jeune et fringant millionnaire, c'est sur le pont du navire le ramenant triomphalement chez lui qu'il fera sa plus grande découverte. Si les pentes escarpées d'Alaska du début n'étaient qu'une difficulté enfantine à surmonter, celles du cœur de sa belle seront autrement plus glissantes. Il claudique Charlie, Charlot, le vagabond amoureux millionnaire en équilibre précaire à la poupe du paquebot qui croise au milieu du Pacifique, et cette fois-ci dégringole : l'amour c'est beau, ça réchauffe le cœur, mais c'est diablement renversant.

On ne compte plus les scènes d'anthologie que comportent le film. La tempête de neige, le numéro d'équilibriste du refuge au bord du précipice ou encore le numéro de danse à base de miche de pain le soir du nouvel an sont autant de moments magiques et éternels entrés dans la légende du Septième Art et dans l'esprit collectif. Tout comme Charlot, le vagabond solitaire, naïf et affable, crée il y a un siècle exactement (en février 1914) par le génie absolu de Chaplin. Car s'il excellait dans la finesse du jeu, du sens du burlesque, du cadre et dans l'intelligence corporelle, Charles Chaplin savait également manier de fort belle manière la hauteur, la durée, l'intensité et le timbre des sons musicaux. La musique de La ruée vers l'or, si elle fut à deux reprises à l'initiative d'autres compositeurs (et pas des moindres), fut en effet composée de sa main (dans la version de 1942 donc) et se révèle être d'une beauté aussi incroyable que surprenante et emprunte tant à Brahms (on reconnaîtra son Intermezzo dans les scènes romantique), qu'à Wagner (son Ô toi ma belle étoile du soir de son opéra Tannhauser évoque la faim), Tchaïkovski (La Belle au bois dormant, évidemment, audible à plusieurs reprises) ou bien-sûr Rimsky-Korsakov dont le rythme effréné du Vol du bourdon image à la perfection la célérité des bourasques de vent de la tempête qui fait hors du refuge (et dedans également).

Si le film est une véritable réussite comique, son tournage ne fut pas en reste. A condition d'aimer l'humour un peu graveleux et de rire volontiers de la souffrance des autres. Le tournage de la scène du repas de la dernière chance, avec au menu la chaussure gauche de Charlot, fut par exemple le témoin d'aller-retours incessant aux toilettes de la part de Mack Swain (qui interprète Big Jim) et Chaplin lui-même. La chaussure en question ayant été remplacée par de la réglisse, les deux acteurs firent l'expérience du perfectionnisme du réalisateur, qui demanda à retourner la scène plus d'une dizaine de fois, et de l'effet laxatif de la confiserie. Autre anecdote amusante mais gênante pour les protagonistes (la protagoniste en l’occurrence puisqu'il s'agit de Georgia Hale qui interprète... Georgia), celle de la dernière scène du film, quand Charlot embrasse enfin sa bien-aimée sur le pont du bateau, que Chaplin demanda à tourner... 35 fois (16 fois lors du premier tournage et 19 fois le second, Chaplin n'étant finalement pas satisfait des précédents rushs). L'histoire ne dit pas s'il s'agissait d'un énième caprice génial du réalisateur perfectionniste ou d'une tentative de drague infructueuse et teintée d'opportunisme de l'homme dévoré par la tentation. Georgia doit avoir son avis sur la question.

Le génie explose sur la pellicule, les cadres fourmillent de détails et d'idées ingénieuses. Deux petits pains et deux fourchettes suffisent à entrer dans l'histoire du cinéma. Une chaussure bouillie est mangée à la fois comme une volaille (le cuir), des arrêtes de poisson (la semelle cloutée) et des spaghettis (les lacets). Pourtant il y a dans la Ruée vers l'or un onirisme et une gravité qui en font une œuvre à part. Une œuvre marquante comme pourra l'être quelques années plus tard La nuit du chasseur. Salut et meurtre, amour et haine, vie et mort, enfance et vieillesse, ici plus qu'ailleurs marchent côte à côte. Une œuvre qui fait appel à l'enfant enfoui en chacun de nous et lui montre, sous couvert de l'humour, la violente réalité de l'homme adulte. Et sa contradiction : si le petit mot d'amour écrit par Georgia est d'abord destiné à Jack Cameron, le Beau Brummell de la bourgade, c'est par ce dernier qui voulait se moquer, qu'il atterrira finalement dans les mains du pauvre Charlot et fera de lui l'homme qu'il deviendra. Un des plus beaux films du monde magnifié par une musique remarquablement interprétée en direct par une soixantaine de musiciens talentueux (version de 1925, avec les panneaux donc et non la voix de Chaplin qu'il a post-synchronisée sur celle de 1942, accompagnée de la musique de la version de 1942).
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le 2 déc. 2014

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