La plage est un lieu fondamental chez Fellini : elle apparait dans la quasi-totalité de ses films (comment oublier la dernière séquence de La Dolce Vita ?), et allie toujours ses deux dimensions paradoxales : s’imposer par l’étendue de sa beauté, et redonner sa juste place aux individus, silhouettes misérables et insignifiantes.
La plage ouvre et ferme La Strada : c’est d’abord le lieu d’une course familiale, sous un éclatant soleil, tandis que son épilogue sera son exact opposé : entre les deux, seul le ressac infini n’aura pas changé.
S’écartant progressivement de l’étiquette « néoréaliste », Fellini livre ici une fable insolite à l’écart de la société, dont le personnage étonnant de Gelsomina (Giulietta Masina, femme et muse de Fellini) est le pivot. Un peu attardée mentale, asexuée, dénuée d’un véritable âge (adulte dans un corps d’enfant ?), elle incarne une forme d’innocence qui fait d’abord d’elle une victime. Vendue comme assistante au briseur de chaine Zampano (Anthony Quinn, massif et antipathique), elle se plie à cet homme brutal qui semble avoir le torse et le cœur de pierre. Clown triste, doté d’une empathie démesurée, inapte à l’hostilité du monde, elle apprend dans ce monde de bohème cher au maestro : les saltimbanques, le nomadisme, les campagnes pelées, le froid, les rencontres émaillent un parcours sans gloire.
Une bonne sœur explique à Gelsomina la raison pour laquelle elles ne restent jamais trop longtemps dans le même couvent : elles finiraient par s’attacher à cet endroit, et se détourneraient ainsi de l’amour essentiel, celui de Dieu. Parabole intéressante sur les sentiments en jeu dans ce duo étrange qu’elle forme avec son maitre, et de la dimension christique que va lui donner l’évolution du récit. À la fois la mère et la conscience de Zampano, elle lui devient indispensable sans qu’il ne puisse jamais le lui formuler clairement, le poussant au meurtre par jalousie, et lui renvoyant au visage l’incarnation pure de ses remords.
Cette complexité des rapports humains donne son intérêt au film, et s’accorde avec une recherche plastique exigeante. On peut tout de même trouver un peu irritant ce personnage infantile et ces séquences en dent de scie, alternant entre sa maladresse quotidienne et ses accès de grande maturité émotionnelle. L’émancipation de Fellini est tangible, et son regard sur le monde du spectacle s’affine encore par rapport aux incursions plus éphémères qu’on avait pu voir dans Le Cheik Blanc ou les Vitelloni. Mais il manque une certaine épaisseur, un recul, une mélancolie pour densifier des sentiments un peu trop univoques. La suite de sa filmographie ne cessera d’affiner ces thématiques pour aboutir à de véritables chefs d’œuvre.
https://www.senscritique.com/liste/Cycle_Fellini/1804365