Oui bon d'accord, convaincre les spectateurs d'aller voir un obscur film kazakh (en vo), réalisé par un cinéaste sorti tout droit de nulle-part, voilà qui risque d'être une gageure. Réalisé avec trois bouts de ficelles et un morceau de carton (oui, j'exagère, mais la réalité n'est pas bien loin), La tendre indifférence du monde donne une belle leçon de cinéma à qui veut bien prendre la peine d'y jeter un œil. D'ailleurs son réalisateur, Adilkhan Yerzhanov, n'a rien d'un débutant, puisqu'il s'agit là de son sixième long métrage et que le bonhomme réussit l'exploit de réaliser un film tous les ans, malgré une absence de moyens caractérisée. Cette économie dans la production ne se ressent d'ailleurs pas du tout à l'écran et ferait pâlir d'envie n'importe quel chef opérateur hollywoodien. C'est beau à se damner et d'une profondeur absolument étourdissante.... à condition d'aimer les films lents et contemplatifs (ce qui est mon cas).
Saltanat, jeune femme à la fois belle et gracile, doit faire face au suicide de son père et à la ruine de sa famille, puisqu’en mourant ce dernier lui lègue des dettes astronomiques, auxquelles elle est bien en peine de faire face. Dans ce pays gangrené par le patriarcat et la corruption, Saltanat, jeune femme pourtant instruite, éduquée et compétente, n’a d’autre choix que d’accepter un mariage arrangé avec l’associé un peu véreux d’un oncle éloigné, qui promet de régler ses dettes en échange ni plus ni moins que de son corps. Mais Saltanat, magnifique dans sa robe rouge sang et ses escarpins assortis (qu’elle gardera tout au long du film à l’exception d’une scène) n’est pas tout à fait seule, car son ami le plus précieux, Kuandyk, qui lui voue un amour sincère et parfaitement innocent, décide de l’accompagner à la capitale. De ce couple improbable et en apparence très mal assorti, émane quelque chose d’une pureté absolue, à la fois naïf et profond… étrangement débarrassé de toute tension sexuelle. Elle, est l’image de la perfection plastique, belle comme le jour et fraîche comme un matin de printemps, mais son esprit est lui aussi parfaitement affûté. Lui, apparaît au départ comme un personnage un peu fallot, mal dégrossi, avec son physique de bûcheron et son phrasé légèrement heurté, avant que sa sensibilité et son intelligence ne se déploient comme une fleur au contact de la rosée. C’est d’ailleurs Kuankyk qui prend les choses en main, lui et son éternel optimisme, lui qui croque la vie comme un fruit bien bien mûr et utilise sa force physique aussi bien que son intelligence pour se faire une place et ramener suffisamment d’argent pour payer à temps les échéances de Saltanat. Mais l’on se doute que Yerzhanov ne filme pas une comédie romantique, c’est un drame qui se joue et malgré l’innocence qui se dégage du film, ainsi que son côté burlesque, tout cela finira évidemment mal (non, je ne vous spoile pas, c’est écrit dès les premières secondes du film dans un plan qui n'est pas sans rappeler un certain Kitano, auquel le réalisateur rend un hommage appuyé).
Tragédie à la fois poétique et burlesque, La tendre indifférence du monde, est un film d'une beauté plastique à couper le souffle. Chaque plan est élaborée comme une œuvre picturale, délicatement composée, soigneusement cadrée, laissant la part belle aux couleurs et à la lumière. Si vous aimez les films qui usent et abusent des plans fixes hyper esthétiques, sachez que le travail du réalisateur et de son directeur de la photo (Aydar Sharipov) est tout simplement magnifique. Rarement l'image aura été en si parfaite adéquation avec le propos, soulignant magnifiquement le jeu des acteurs. Ici les silences, les regards et les gestes sont parfaitement orchestrés par l'excellent travail de mise en scène et de direction d'acteurs (les deux acteurs principaux sont d'ailleurs rayonnants)... et malgré sa gravité, le film sait rester à la fois drôle, léger, presque éthéré, sans doute grâce à sa puissance poétique. C'est beau, c'est émouvant, c'est du vrai cinéma.