La Terre à plat par Melvin Zed

Il y a quelque chose de fascinant dans ce documentaire sur les terreplatistes américains, c’est son côté anachronique, comme s’il appartenait à un monde déjà révolu, comme celui d’avant la chute du mur, ou celui d’avant le 11 septembre. Ici, la description tour à tour amusée, tendre ou consternée d’une poignée de frappadingues et des intrigues soap-operatiques de leurs quotidiens nous apparait bien éloignée des enjeux que représentent désormais cet étrange refuge intellectuel que permet la création de réalités alternatives.
Alors oui, le doc est chouette, le « couple » mis en scène est édifiant et le récit, sans jamais vraiment verser dans la méchanceté ou la moquerie, mais en nous invitant tout de même à dépasser ponctuellement cette bienveillance en nous incitant tout de même à reconnaître les évidence et ces gens comme un sacré tas de crétins finis… Il serait sorti y’a 10 ans, le documentaire aurait été une réussite enthousiasmante, mais sorti à notre époque, il semble déjà dépassé par l’ampleur des enjeux qu’il manipule. Depuis l’arrivée de Qanon et de la crise du Covid, le refuge dans la pensée magique et la construction d’histoires censées révéler les mystères du monde se sont extirpés de tout réalisme et de toute approche « scientifique ». Les bras cassés qui pensent pouvoir démontrer que des faits scientifiques établis depuis des siècles ne sont qu’illusions veulent prouver que leurs affabulations sont ancrées dans le monde réel. Aujourd’hui, il suffit simplement d’affirmer son histoire et toute tentative de l’étayer ou de la réfuter devient une sorte de blasphème, un refus de « croire », d’avoir la foi. Il ne s’agit pas tant de faire sécession que de révéler un grand mensonge. Le monde est trop complexe, autant affirmer que l’on vit dans un monde manipulé par des méchants de dessin-animé, ourdissant des plans incroyables destinés à la destruction de l’humanité. On navigue entre un épisode d’Inspecteur Gadget et le dernier Nolan.
Aujourd’hui, le terreplatisme, les reptiliens, les chemtrails, HAARP, l’antivaxisme ou le syncrétisme Qanon, n’ont plus aucun intérêt en soi, ils sont interchangeables, ou cumulables et servent juste de porte d’entrée vers une réalité alternative aux propriétés magiques. Cette communauté nous apparaît bien inoffensive dans ce sympathique documentaire, même si quelques personnages, ici ou là, apportent une dimension sinistre. Il reste l’idée d’une bande de potes qui s’inventent des histoires et redécouvrent des calculs qu’ils avaient laissé loin derrière eux, enfouis à l’époque oubliée de leurs années de lycée. Aujourd’hui, l’ampleur et la synchronisation d’une flopée de croyances délirantes en un syncrétisme grotesque et délirant a plutôt tendance à nous faire perdre l’envie d’en rire. La légèreté et la bienveillance du doc, au-delà de leur anachronisme, sont désormais un brin courtes et un poil insuffisantes si l’on veut traiter de ce genre de sujets. Reste que l’on passe un bon moment et que certaines scènes font mouche. La cheffe des terreplatistes, victime à son tour de rumeurs absurdes l’accusant d’être un homme ou de faire partie de la CIA, provoque une sorte de tourbillon vertigineux qu’elle traverse en refusant consciemment d’aller au bout de sa réflexion, contemplant à ce moment-là la vacuité et l’absurdité totale de la situation. Une certaine lassitude, voir de la mélancolie, suinte alors de tout ça. C’est parce que le film accumule des moments de ce genre que Behind the Curve reste, malgré ses limites, un documentaire passionnant.