Du lard et des cochons : le Glaude au temps des rats !

« Dans chaque Français y a un cochon qui sommeille ». Ca tombe bien, parce que le cochon se fait plutôt rare, durant l’Occupation. Pas d’inquiétude, Jambier est là, pour vous servir, Jambier, rue Poliveau ! Incarné par un De Funès en début de carrière qui va dans ce film composer un personnage qui ne le quittera plus. Face à lui, deux autres monstres du cinéma français, Bourvil et Gabin, qui inondent le film de leur talent, dans un jeu plus subtil qu’il n’y paraît : Bourvil est exceptionnel face à un Gabin un peu plus en retenue que d’habitude, même si on lui accorde quelques gueulantes d’anthologie : Jambier, Jambier, Jambier, 45 rue Poliveau ! Ah, sacré Gabin, l’en fait une bouchée du Glaude. Et le v’la qui récidive une gueulante contre Marchandot ! Ah, c’est basique, mais c’est pas demain la veille que je me lasserai du Gabin. En tout cas, rien que de voir ces acteurs, c’est du bonheur, indépendamment de tout le reste.

D’autant plus que les dialogues sont ciselés, on croirait entendre du Audiard, mais c’est pas de lui. Pour info, le scénario et les dialogues sont de Jean Aurenche et Pierre Bost, adaptant une nouvelle de Marcel Aymé. Le texte est surtout écrit pour Gabin, qui se régale à faire tourner en bourrique Jambier et Martin. Ce sont surtout les dialogues entre Bourvil et Gabin qui apportent au film son aspect jubilatoire.

Mais au-delà de l’intérêt de voir ce film pour ses acteurs, La traversée de Paris nous propose, en 1956, une présentation de l’Occupation qui diverge fortement de la mémoire alors dominante, résistancialiste, incarnée par des films comme ceux de René Clément, ou la Grande vadrouille, l’Armée des ombres, etc. Avec les mots plantés dans la bouche de Jean Gabin, Autant-Lara veut nous montrer « jusqu’où on peut aller en temps d’occupation ».

C’est un film sur le marché noir, critique, évidemment, mais nuancé : Autant-Lara s’en gausse tout en montrant les risques encourus, même si le personnage de Gabin, ici, les relativise. Certes, le marché noir est un moyen pour certains de se faire des couilles en or, mais pour d’autres comme Martin, le personnage incarné par Bourvil, c’est seulement un moyen d’améliorer l’ordinaire, ou même d’avoir des revenus car il est au chômage… Comme dans le reste de la société, il y a les gros patrons (comme Jambier) et les manars comme Martin qui font le sale boulot à leur place... Il y a ceux à qui tout sourit, comme Grangil, qui peut facilement prendre des risques, et les gagne-petit, comme Bourvil, qui n’aura jamais la réussite de son compagnon de traversée…

La France de l’époque fleure bon l’esprit de contrebande déjà présent sous l’Ancien Régime, c’est un peu ce qu’on ressent en visionnant le film, mais s’il s’agit d’une comédie, Autant-Lara prend le parti du réalisme, et se permet d’égratigner un peu tout le monde. Il met l’accent sur la veulerie de certains Français, dans ces années cinquante où il est encore de bon ton de vanter avant tout les Français pendant la guerre comme des résistants et des héros. Il montre les profiteurs de guerre, bien sûr, mais aussi, au hasard d’une rencontre imprévue, une résistante qui pourrait être intéressée par le marché noir. Décidément, les choses sont plus complexes qu’on ne les caricature souvent, et La Traversée de Paris a le mérite de tenter de nous le montrer.

Plus prosaïquement, le film restitue bien, à nos yeux du XXIème siècle, la réalité quotidienne d’une période difficile. On mange du topinambour ; les rognons sont une richesse ; il y a des journées sans alcool, même si la définition de l’alcool ne semble pas être la même qu’aujourd’hui…

Ce qui déçoit dans le film, c’est son issue, très médiocre de mon point de vue. Je vous laisserai la découvrir, cette façon qui se veut humoristique de clore le film, mais je vous en touche quand même un mot : les deux personnages principaux se recroisent après s’être perdus de vue, mais Martin ne sera jamais rien d’autre qu’un porteur de valises, et Grandgil un homme libre… Il y a là une critique sociale, mais la dernière impression, ici, est celle d’un final bâclé, pour un film qui vaut bien mieux, et que je vous recommande, pour la bonne tranche de rigolade qu’il procure.
socrate
7
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Mes jeux de mots (titres de critiques), Je ne les aurais pas forcément achetés neufs mais l'occasion fait le larron !, J'ai vraiment bien ri et Un demi, svp !

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le 14 nov. 2014

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socrate

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