La première demi-heure de La Victime plonge clairement le long métrage dans une ambiance de film noir. Course-poursuite dans un décor urbain réaliste, jeu sur les ombres et les lumières, cavale d'un jeune homme qui essaie de faire appel à tout un réseau de connaissance pour s'enfuir de Londres en emportant avec lui quelque chose d'apparemment très précieux, interrogatoire dans les locaux de la police, les codes du genre sont réunis. Privilégiant le mystère par rapport au suspense, ce début laisse le spectateur face à des questions : qu'a donc fait ce jeune homme pour être poursuivi ainsi ? Que transporte-t-il donc avec lui ? Le butin d'un cambriolage ? Des diamants ? De la drogue ? Quel genre de criminel est donc ce jeune homme ?
C'est au bout d'une demi-heure de film que l'on apprend que le crime commis par Jack Barrett, c'est... son homosexualité. En effet, en ce début d'année 60, le Royaume-Uni était toujours sous le coup d'une loi criminalisant les relations entre personnes de même sexe. De nombreux Britanniques se sont retrouvés derrière les barreaux à cause de cela. Mais surtout, cette loi était du pain béni pour les maîtres-chanteurs, et de nombreux homosexuels, surtout s'ils avaient un rang élevé dans la société, en étaient les victimes. C'est là que le film intervient.
Avec un talent formidable dans la fluidité du récit, le grand cinéaste Basil Dearden s'empare du sujet. I faut dire qu'il était un spécialiste des sujets de société, ayant déjà réalisé plusieurs films engagés, contre le racisme (Les Trafiquants de Dunbar, en 1950) ou le fanatisme religieux (Accusé levez-vous, en 1962).
Le talent de Dearden transparaît de façon évidente dans La Victime : direction d'acteurs, sens du rythme, mise en scène discrète mais particulièrement efficace, mélange des genres qui lui permet à la fois d'en respecter les codes tout en les dépassant, tout cela fait de ce film une porte d'entrée formidable pour le cinéma britannique dans son ensemble, et pour celui de ce réalisateur injustement oublié en particulier.
Après cette première demi-heure, le film va suivre plusieurs pistes. Tout en gardant une intrigue qui le rapproche du film noir, La Victime va alors se faire également critique sociale et drame psychologique. Basil Dearden nous fait suivre alors le personnage de Melville Farr (Dirk Bogarde), qui est l'exemple de la réussite telle qu'on l'imagine au Royaume-Uni. Avocat réputé, riche, fréquentant ces clubs londoniens interdits aux femmes, marié à une femme aimante et vivant dans une belle maison des quartiers chics de la capitale, il réunit sur lui tous les lieux communs de l'Anglais heureux et épanoui.
Cette situation sociale est essentielle pour installer le dilemme qui va traverser le personnage. Farr a été un des amants de Jack Barrett, le jeune fugitif du début du film. D'un côté, il est décidé à mettre à jour le réseau de maîtres-chanteurs qui fait pression sur la communauté homosexuelle londonienne. Mais il ne peut pas le faire sans dévoiler sa propre homosexualité, et alors ce sera toute sa position sociale qui sera compromise : son mariage, son métier, et tout ce qui va avec.
Le film va donc insister sur le tiraillement psychologique de Farr, magistralement interprété, avec sobriété, élégance et charisme, par un Dirk Bogarde. L'acteur n'hésite pas alors à casser l'image d’icône romantique qui était la sienne à cette étape de sa carrière.
L'autre aspect dramatique est celui du couple Farr. La femme de l'avocat ne sait pas quelle attitude prendre face à la révélation de la relation qu'entretenait son mari avec un autre homme. Quitter le foyer ou rester par amour, malgré les menaces des maîtres-chanteurs, tel est le dilemme auquel elle est confrontée.
Le tout reste sous l'égide du film noir, puisque la majorité de La Victime sera une enquête pour remonter la filière des maîtres-chanteurs. Nous suivrons pas à pas une enquête qui est parsemée de victimes, d'hommes au destin brisé à cause de leur orientation sexuelle. Le film parvient à éviter le piège d'un traitement trop lourd du sujet, la critique sociale étant intégrée au fil de l'investigation et non dans des débats qui auraient pesé sur le déroulement du récit.
Premier film britannique où le mot « homosexuel » est prononcé clairement, La Victime s'inscrit dans une production cinématographique qui s'intéresse de plus en plus à ce sujet. Mais cela ne l'empêche pas d'être un très beau film, passionnant, émouvant, remarquablement réalisé et interprété. Il peut servir aussi de porte d'entrée pour redécouvrir le cinéma de Basil Dearden, réalisateur essentiel qui a signé des œuvres formidables, aussi bien dans la comédie que dans le fantastique (Au Cœur de la nuit), en passant par le drame social, le polar et le film à grand spectacle (Khartoum, avec Charlton Heston et Laurence Olivier).