En déplaçant l’intrigue des Scènes de la Vie de bohème (Henry Murger, 1851) depuis le XIXe siècle jusque dans un XXe siècle sans date véritable, composé par les seuls éléments qui définissent la culture urbaine, comme les voitures par exemple, Aki Kaurismäki entend révéler la prégnance d’une forme de bohème contemporaine flottant entre deux âges, un présent et un passé. Le travail esthétique autour du noir et blanc, cher au cinéaste, sert donc ici de support à une entreprise de superposition de deux cultures, de deux langues, de deux réalités socio-économiques.
Voilà ce qui s’appelle adapter une œuvre littéraire, certes. Encore aurait-il fallu que cette adaptation dise quelque chose de la vie d’artiste ainsi thématisée : le grand écart temporel crée un effet de figement qui appauvrit considérablement les bohèmes du second XIXe siècle et rend incongrue leur incursion dans le siècle suivant. Les trois personnages principaux semblent avoir fait fusionner les trois types de bohème distingués par Murger : ignorée, amatrice ou véritable, leur bohème louvoie entre ces terminologies et paraît accoucher d’un état unique, un état qui ne porterait plus en lui ni les étincelles d’une flamme créatrice et dévorant le monde ni le « chic » aguicheur et extravagant, mais les sursauts d’une humanité à l’agonie, fatiguée et aigrie. La relecture de Kaurismäki n’est pas ici en cause ; non, ce qui pose problème, c’est la pertinence d’un jeu de transpositions qui alourdit davantage qu’il ne sert le propos, d’échos à Baudelaire et à l’univers des bohèmes littéraire du Quartier Latin ou de Montmartre alors que celles-ci ne sont guère reconstituées, seulement greffées à une contemporanéité impropre à les recevoir.
En résulte une œuvre étrange, à demi réussie, mais à la photographie magnifique et à la mélancolie douce.