Si Noël est une fête rimant avec bonheur, amour et sourires, il arrive à certains hommes de se sentir, ce soir-là, à contre-courant : dans la joie et l’euphorie ambiantes, le malheur et l’isolement qui les frappent s’avèrent d’autant plus terribles. Dans La Vie est belle, le personnage de George est un de ceux-là ; et Capra de le remettre, par sa magie, dans le droit chemin.


Dès la première scène du film, la dimension fantastique est assumée : on contemple un ciel étoilé dans lequel communiquent trois petits astres clignotants, assimilés à des anges. L’un d’eux, pour gagner « ses ailes », c’est-à-dire gravir la première marche de la hiérarchie angélique, doit faire ses preuves en allant sauver la vie de George Bailey qui s’apprête, le soir de Noël, à en finir. Pour mieux comprendre comment cet homme a pu en arriver là, un long flashback s’amorce, retraçant toute sa vie.


Frank Capra nous livre un conte qui pendant presque une heure et demie sera des plus merveilleux. George Bailey est un môme déterminé, qui grandit et devient rapidement une personnalité importante de Bedford Falls, une petite ville aux mains des banques et des actionnaires. Aimé de tous, il se marie même avec une jeune femme ravissante, Mary, avec qui il aura quatre enfants. Néanmoins George ne semble pas s’épanouir, lui qui rêve depuis toujours de voyager et de partir étudier en Europe. Et si ses affaires, héritées de son père, sont comme des racines dont il ne peut se libérer, son foyer familial fleurissant achève son enracinement irréversible à Bedford Falls. Père, mari et travailleur comblé, George ressent pourtant comme un vide. Et c’est ce vide qui, le soir de Noël, alors qu’une importante somme d’argent disparaît, le poussera au suicide.


Si La Vie est belle a traversé le temps et les générations de cinéphiles, c’est que cette histoire somme toute classique délivre un message d’une modernité étonnante. En 1946, Capra a déjà tout compris de la société et du chemin glissant qu’elle emprunte à grands pas. Un témoignage d’un temps révolu, certes, mais dont la puissance est d’autant plus forte que les problèmes et enjeux socio-économiques qui y sont dépeints n’ont guère changé en 70 ans. La pauvreté, la spéculation immobilière, la stratification sociale (jusque chez les anges !), les manipulations politiques, les crises boursières, les mutations urbaines (post-Dépression, ici), ou la monétarisation de la vie même (les assurances-vie et cette réplique terrible : « tu vaux plus mort que vivant ») sont autant de thématiques fleuves abordées par Capra sans que leur dureté n’alourdissent jamais le récit. Là est peut-être la plus grande force du film : traiter de sujets lourds dans une atmosphère de légèreté quasi-constante (jusqu’à son dernier quart), grâce à des thèmes centraux plus traditionnels comme la famille, la paternité, la difficulté à trouver sa place dans le monde ou à réaliser ses rêves.


Avec tout cela, on pourrait croire que La Vie est belle est indigeste, trop long, trop social et politique, trop sérieux. Mais c’était sans compter la science du rythme de son réalisateur, qui distille son propos et ses péripéties sur 2h10 sans que l’on ne s’ennuie une seule seconde. Et il est bien aidé : James Stewart est formidable, comme souvent, mais épouse son personnage peut-être plus que dans n’importe quel autre de ses rôles ; George lui colle à la peau, et la facilité avec laquelle il nous émeut en est la preuve. À ses côtés, Donna Reed est aussi délicieuse qu’un sucre d’orge, Lionel Barrymore (que l’on pouvait déjà admirer chez Capra ou chez Lubitsch, entre autres) est terrifiant en homme d’affaire immoral et véreux, contrastant avec Henry Travers et son rôle d’ange rédempteur candide. Même les rôles les plus secondaires sont géniaux, de Ward Bond à Thomas Mitchell, le charisme ne manque pas et permet un beau panorama de personnages qui anime une ville de Bedford Falls tout aussi charmante (et entièrement construite en studio, pour les besoins du film).


Techniquement, c’est irréprochable : la réalisation est inventive avec des idées de mise en scène à tout-va (le repas de noces dans la maison abandonnée, avec le tourne-disque utilisé pour faire rôtir la viande – du génie), des noirs et blancs sublimement contrastés (la version colorisée est magnifique également), ou encore des gros plans sur les visages donnant à certaines scènes des allures de cinéma expressionniste. On sent que Capra maîtrise le muet, dans lequel il a débuté, et s’en sert pour travailler l’image. D’autant que les effets visuels sont audacieux pour l’époque, notamment pour synthétiser chimiquement cette neige abondante qui couvrira la pellicule du dernier tiers du film.


Et si cette dernière partie, justement, est aussi réussie et mémorable, c’est qu’elle se hisse en point d’orgue d’un long et éprouvant cheminement. À la morosité dans laquelle le réel s’était noyé, répond le resurgissement d’une dimension fantastique que l’on avait presque oubliée. La magie de Noël ? Peut-être bien. Copieusement entouré et pourtant seul, les poches pleines mais le cœur vide, George est sauvé du plongeon fatal par Clarence, l’ange gardien, qui lui rappelle à quel point sa vie est tout sauf ratée, et à quel point celle des autres ne serait pas aussi belle sans lui non plus. En un claquement de doigts, le monde change de sorte que George n’y ait jamais mis les pieds, et Clarence le confronte à la réalité alternative de cette ville et de ces gens qui lui doivent tout. Après avoir sauvé son frère, aidé des pauvres à se loger, lié de forts liens d’amitié avec de nombreuses personnes, empêché Bedford Falls de tomber aux mains du pire scélérat, épousé une Mary vouée à devenir vieille fille et donné la vie à de beaux enfants ; après tout cela, George ne peut que se réjouir d’avoir vécu, et même si cela signifie avoir tiré un trait sur certains de ses rêves.


Face à la puanteur mortifère dégagée par cette société de l’argent, face au cynisme et au nihilisme, Capra crie « Oui » à la vie. Alors que de nombreux personnages auraient pu mourir dans le contexte d’une telle ville, chacun d’entre eux, parce qu’il a croisé un jour la route de George, pourra continuer à fêter Noël en chantant et oublier la dureté de la vie quotidienne le temps d’un réveillon, une bouteille dans une main, le cœur dans l’autre, et le sourire jusqu’aux oreilles. Parce que George est le véritable ange de l’histoire ; et dans un final réunissant toute la galerie de personnages dans le living des Bailey, animé d’une émotion folle, Capra nous révèle que nous sommes tous, d’une certaine manière, par notre seul mérite d’exister, des anges gardiens – au moins pour quelqu’un. De quoi se rappeler à quel point, oui : It’s A Wonderful Life.


Joyeux Noël.


[Article à retrouver sur Le Mag du Ciné]

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le 24 déc. 2018

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Jules

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