"Qu'est-ce que vouloir être animal, devenir animal, est-ce possible, jusqu'où, à quelles conditions ? "
Paris, années 1950. Un gendarme famélique observe une vieille dame qui, chaque jour, vient nourrir grassement des pigeons dans le parc qu'il surveille. Il finit par suivre la vieille dame chez elle pour noter son adresse et, après s'être confectionné un costume d'oiseau, il se rend régulièrement chez elle, où il peut enfin manger à sa faim. Il grossit à vue d'œil, mais lorsque vient le jour de Noël, le gendarme éméché s'aventure titubant dans les cuisines et découvre les projets morbides de la vieille dame: elle aiguise des ciseaux avec à ses côtés un énorme chat (ou un humain déguisé en chat ?). Le gendarme tente de s'échapper, mais alors qu'il montre son pied nu à la vieille dame devenue folle, preuve de son humanité, il tombe par la fenêtre et s'écrase au sol. Puis, dans le coin d'une vidéo amateur prise par des touristes que l'on apercevait déjà au début, le gendarme, redevenu maigre, bat des ailes tel un pigeon et picore des miettes.
La vieille dame et les pigeons est avant tout un film sur la solitude, un film résolument sombre, qui débouche peu à peu sur la folie. La représentation incroyablement précise et détaillée de Paris séduit autant qu'elle oppresse: le charme désuet d'après-guerre de la capitale est constamment contrebalancé par l'aspect beaucoup plus glauque qu'elle revêt. Dans l'identité graphique du travail de Sylvain Chomet, les gags et l'exagération des traits ne visent pas seulement à faire rire; ils sont aussi un moyen de peindre le tableau cruel d'une réalité certes sordide mais quotidienne, examinée avec une intensité presque paranoïaque. Ici, l'animation, fortement inspirée du travail du dessinateur Nicolas de Crécy (avec lequel il a d'ailleurs collaboré) se caractérise par une distorsion du coup de crayon, volontiers caricatural. En cela, analyser ce film par le biais du point de vue animal semble pertinent non seulement par le thème abordé mais aussi par sa puissance visuelle, qui saisit immédiatement. Dès les premières secondes du film, avant même l'entrée dans la diégèse du personnage du gendarme, le spectateur sent le regard incisif et ironique que Sylvain Chomet porte sur la figure humaine. Ces premiers plans sur les touristes américains, qui déblatèrent des inepties savoureuses sur la culture française, sont surtout marqués par la manière dont est représenté le petit garçon. Obèse, il déploie son plus grand sourire dévorateur (il rappelle le cochon), la main plongée dans une boîte de pop-corn. Isolée, la portée de cette image serait exclusivement comique. Mais c'est lorsque Sylvain Chomet fait apparaître le personnage du gendarme en arrière-plan de cette scène de vacances familiale que l'on peut mesurer la force du contraste. L'enfant obèse semble presque rouler en se déplaçant, tandis que le gendarme est flanqué d'une démarche saccadée: le cou en avant, sa manière de déambuler dans l'espace peut tout à fait rappeler celle du pigeon avant même que l'on entre dans le vif du sujet. Une forme de zoomorphisme est donc immédiatement contenue dans l'apparence des personnages: ceux-ci (aussi bien dans ce film que dans Les Triplettes de Belleville) sont tantôt immenses, minuscules, adipeux, squelettiques ou dégingandés, et une certaine bestialité émane de leur représentation.
On l'aura compris, cette animalité est naturellement endossée par l'aspect des figures de Chomet (sauf peut-être dans L'illusionniste), mais elle ne sera jamais exploitée aussi clairement (thématiquement, symboliquement...) que dans La vieille dame et les pigeons. Si l'on commence par souligner les correspondances purement visuelles entre l'animal et l'homme, c'est pour poser les jalons d'une mise en perspective plus ample du thème animal dans l'oeuvre.
Le personnage du gendarme est clairement zoomorphisé par Sylvain Chomet. L'animation permet ici de porter un regard aussi incisif, voire davantage encore sur la figure humaine que la prise de vues réelle. Ce que montre le cinéaste, c'est avant tout la situation de précarité d'un homme seul, affamé et invisible, qui a perdu sa place dans la Société. Les enjeux qui le motivent sont les mêmes que ceux des pigeons errants. En effet, il occupe les espaces publics qu'il doit surveiller de la même manière que lesdits volatiles: il est aux affûts de la moindre miette à picorer, réduit au seul besoin primaire (et donc animal) de satisfaire sa faim. Ce rapprochement est illustré par des gags visuels efficaces. Ainsi, un homme attablé à un bar n'ose pas mordre dans son grand et appétissant sandwich, intimidé par le regard hypnotisé que lui lance le gendarme. Son regard et sa manière de déglutir, l'eau à la bouche, sont comparables à la manière dont un animal nous regarde lorsque nous sommes en présence de nourriture. La force des images est d'autant plus importante qu'elle est débarrassée de dialogues (à part au tout début et à la toute fin, avec les touristes américains). Or, comme le dit Giorgio Agamben, " le langage est [...] si nécessaire et naturel à l'être humain que sans lui l'homme ne saurait exister ni être pensé comme existant. Soit l'homme possède le langage, soit tout simplement il n'est pas. "
Dans la scène qui suit, un dirigeable sur lequel est inscrit une publicité s'envole vers le ciel. L'image, parfaitement intégrée dans ce Paris vieillot, pourrait apparaître comme simplement décorative si elle ne formait pas, dans la plongée totale suivante, une ombre d'oiseau étrangement menaçante sur la ville... C'est d'ailleurs la même ombre qui, dans un raccord habile, dévoile deux pigeons obèses se laissant tomber d'une statue, dans le parc où apparaîtra la vieille dame. Un des pigeons, se déplaçant difficilement, heurte le gendarme, tandis qu'un autre défèque sur son képi: symboliquement, le contact avec les animaux peut être considéré comme le début de sa transformation. Or, le gendarme apparaît même inférieur aux pigeons qui, eux, peuvent se satisfaire à leur guise de ce que le gendarme cherche désespérément: de quoi calmer la faim. En effet, c'est à ce moment le gendarme découvre les mets délicieux que la vieille dame donne à manger aux oiseaux.
Une fois seul chez lui, le pauvre homme ne retrouve en aucun cas sa dignité: sur une assiette, un minuscule poisson décharné gît, tandis que l'homme découpe méticuleusement une minuscule tranche de la bête. Le raccord qui relie l'œil de l'animal mort à celui de l'homme rend ce dernier aussi misérable que le poisson. Et tandis que l'on voit trôner au-dessus du lit du gendarme une affichette flanquée de la phrase "Gendarmerie nationale, un métier d'avenir" (avec, en prime, un bonhomme bien en chair trônant au milieu de l'affiche), le regard de Sylvain Chomet se fait décidément implacable et cruel. Le réalisateur achève d'appuyer la condition inhumaine du gendarme dans le cauchemar qu'a le personnage: dans le parc, la vieille dame jette au pied du banc un énorme cochon rôti encore huileux, et l'homme affamé se jette aux pieds de la femme pour dévorer la viande. Autour de lui, un groupe d'hommes très bien habillés à têtes d'oiseaux se forme, avant qu'il ne se fasse dépecer par les hommes-bêtes. L'obsession se fait donc de plus en plus insistante, et c'est là que le personnage du gendarme va décider d'entreprendre un processus d'imitation animale, dans le but de satisfaire ses besoins, sans se douter des conséquences avilissantes que sa démarche engendrera.
Le deuxième mouvement du film montre donc le gendarme tenter de retrouver une place dans la Société, une forme de dignité. Après avoir suivi la vieille dame et pris le soin de noter son adresse, l'homme capture un pigeon et se sert de ses plumes pour se confectionner un costume effrayant. Un groupe de pigeons s'est formé à la fenêtre de l'appartement miteux où vit le gendarme, et nous avons l'impression que les oiseaux observent son entreprise. A la fenêtre, nous percevons même un ou deux flashs, semblables à ceux émis par les expériences du docteur Frankenstein ou encore du petit garçon tentant de redonner vie à son chien dans le Frankenweenie de Tim Burton. Sylvain Chomet s'amuse avec ces poncifs et, dès lors, le film capte " la folie de l'échange projeté entre ce corps d'homme et ces corps d'animaux ". Avec des plumes à la place des mains et son casque énorme, dont le bec s'ouvre au niveau de la bouche, il se rend donc chez la dame. Cette dernière, petit personnage comique (avant de devenir effrayant), ne semble pas surprise par la visite de cet inconnu, dont l'attitude brutale et mécanique ne l'empêche pas de lui servir à manger à sa guise.
Le film prend pour de bon une dimension inquiétante lorsque, pendant que le gendarme se goinfre avec une bestialité totale, la dame sort un album photos ne contenant que des images de pigeons, accompagnées d'un prénom pour chacun d'entre eux. Dès lors, l'échange entre la femme et l'homme devient profondément absurde, dépouillé de toute forme de communication humaine. Alors que le gendarme, une fois rentré chez lui, constate avec satisfaction son ventre gonflé, les pigeons s'entassent à la fenêtre et l'observent, toujours plus nombreux, comme pour assister à la transformation. Impossible de déterminer si leur regard est menaçant ou s'il semble accueillir le gendarme parmi les leurs... La vieille dame ne se contente pas de calmer la faim du gendarme: elle l'engraisse littéralement, et à l'image des pigeons du square l'homme devient obèse, a du mal à se déplacer, et son animalité se concrétise progressivement à mesure que la gloutonnerie devient le seul moteur de son existence. C'est cet aspect profondément trivial et primaire qui déforme et animalise la figure humaine. Pourtant, tandis que le spectateur pourrait être soulagé de voir le gendarme satisfaire ses besoins, il n'en est rien. L'aspect physique de celui-ci devient plus repoussant encore que l'était de maigreur initial: l'appétence comme raison d'être n'apparaît donc pas comme un moyen optimal de retrouver une place dans la Société, et ce sentiment va se confirmer par la conclusion profondément pessimiste du court-métrage.
Finalement, ce désir d'imitation animale va déboucher sur un véritable devenir-animal, profondément annihilant et déshumanisant. En effet, le jour de Noël, le gendarme se rend comme à son habitude chez la vieille dame. Et, visiblement éméché, il va franchir la frontière qui orientera le film vers un déchaînement de folie, en s'aventurant dans la cuisine de la femme. Dans le couloir des cadres représentent la dame, dans sa jeunesse, en compagnie de chats. Celle-ci est attablée aux côtés d'un chat obèse (ou plutôt d'un humain déguisé en chat, que l'on soupçonne être en réalité la concierge de l'immeuble qui observait chaque jour le gendarme se rendre chez la dame...). Elle aiguise des ciseaux. Comprenant qu'il est pris au piège, l'homme tente donc d'échapper à la femme, devenue folle, qui le poursuit dans l'appartement. L'opulence aura donc coûté à l'homme d'être l'objet d'un funeste destin, puisque la dame projette de le jeter en pâture à un autre individu-animal hideux, difforme et glouton.
C'est là que le devenir-animal prend tout son sens, puisque l'homme, dans la panique, ne parvient pas à retirer son casque d'oiseau. Pris au piège de sa propre obsession, de son désir de retrouver une place dans la Société à n'importe quel prix, il ne parvient plus à prouver à la femme son humanité. Même lorsqu'il retire une de ses chaussures pour montrer son pied, bien humain, il est toujours pris pour cible par sa prédatrice: il chute en arrière et traverse la fenêtre pour aller s'écraser au sol, symbole inéluctable de sa déchéance, de sa perte définitive d'humanité et de dignité.
Dans les toutes dernières images du court-métrage, Sylvain Chomet achève d'affirmer le pessimisme de son film: en revenant aux personnages des touristes, nous voyons à nouveau le gendarme en arrière-plan de leurs vidéos de vacances. Celui-ci, redevenu maigre, est torse nu, et il agite ses bras comme s'il battait des ailes, picorant aux côtés d'autres pigeons. Sa tentative de retrouver un statut d'homme aura donc échoué et aura eu un effet contraire à celui escompté. S'être échappé des griffes de la vieille femme ne l'aura pas empêché de rester à jamais piégé dans un corps d'animal; face au poids de la Société et face à sa condition misérable, l'individu, annihilé par ses besoins triviaux, a donc définitivement disparu en tant que figure humaine.
Ainsi, le style graphique de Sylvain Chomet n'implique pas seulement une valeur humoristique et visuelle. Pour montrer la déchéance de cet homme désespéré, l'exagération des traits dépasse le simple stade de la caricature pour conférer au(x) personnage(s) une dimension animale indéniable. Le simple zoomorphisme du début, qui prête plutôt à sourire, laisse rapidement place à une forme de transfiguration plus signifiante. Mu par son besoin de satisfaire sa faim, le personnage du gendarme est le symbole de l'incapacité à retrouver une place dans le monde; le devenir-animal va alors extrêmement loin: la figure de l'homme face au poids de la Société, réduite à des besoins animaux, n'a précisément plus rien d'humain. Le désespoir et la folie sont donc les maîtres mots de ce film implacable, où la faim devient fin: fin de l'existence humaine, réduite à l'animalité la plus primaire.