Balzac s'invite à Hollywood.
Oui, l'intrigue de ce film rappelle la trame d'un roman de ce cher Honoré de : dans une petite ville du Sud, une femme, Regina (Bette Davis), est mariée à Horace Giddens (Herbert Marshall), un insuffisant cardiaque. Elle a deux frères, Ben et Oscar Hubbard, qui tiennent un magasin et sont sur un bon coup : un investisseur de Chicago qui cherche des partenaires pour une filature de coton. Mais il faudrait les 75 000 $ du mari de Regina. Celui-ci revient de son hôpital, comprend vite l'enjeu des cajôleries et renvoie paître ces Tenardier. Mais le fils d'Oscar, Leo, qui travaille à la banque, sort en douce 75 000 $ de bons de la Union Pacific du coffre d'Horace. Ce dernier ne manque pas de s'en rendre compte, mais une dispute avec Regina lui fait avoir une attaque.
Trois personnages soulignent la noirceur de la famille Hubbard : Birdie (Patricia Collidge), la femme d'Oscar, qu'il n'a épousé que pour ses champs de coton, qu'il frappe et humilie, et qui boit en cachette. Alexandra (Teresa Wright), la fille d'Horace, courtisée par Leo, mais aussi par un gars bien, David. Ce personnage est assez énervant au début, avec ses airs d'oie blanche, et je ne pouvais m'empêcher de penser que Teresa Wright en faisait trop. Mais c'est ce trop-plein de candeur énervante qui souligne par contraste la veulerie des autres. Enfin, Horace lui-même, personnage qui pourrait être un héros mais qui souffre à la fois de sa lâcheté et de sa santé.
Il est savoureux de retrouver le couple Marshall-Davis, puisque dans "The letter", aussi de Wyler, Marshall était encore le mari manipulé par Davis. Cette dernière garde un jeu d'une grande intensité, quoiqu'un peu trop minuté. J'aime beaucoup la scène où elle se regarde dans un miroir avec un regard de chirurgien, terrifiée par ses propres rides naissantes, et cette autre scène où elle se malaxe éperdument le visage avant de recevoir son mari. Belle image du star-system hollywoodien.
Il y a aussi ce plan-séquence poignant où Horace, victime d'une attaque, laisse tomber son flacon qui se brise. Regina le regarde mais ne fait rien. Il passe derrière elle, va jusqu'à l'escalier (sa silhouette devient flou dans la profondeur de champ), semble proche d'y arriver, puis s'effondre. Pendant ce temps, Davis regarde dans le vide, dans l'expectative.
Comme dans la "Comédie humaine", le dénouement ne fait guère de doute mais ce sont les péripéties, qui donnent à voir les passions, les calculs dans toute leur grandeur, qui font l'intérêt de l'histoire. Il est bon que les producteurs n'aient pas fait pression en faveur d'un dénouement heureux. En revanche, il y a tout de même du pathos à l'Américaine. C'est très efficace, notamment cette scène où Birdie, dépressive au dernier stade, prophétise à Alexandra qu'elle aussi sera victime des Hubbard. C'est peut-être un peu trop démonstratif. De même, dans la dernière scène, où Alexandra quitte Regina qui doit rester seule dans la même maison que son mari, la caméra fait tout pour suggérer que Regina finira par payer ses crimes : l'obscurité se referme progressivement sur elle ; son visage apparaît dans l'encadrement d'une fenêtre, puis la dentelle qu'elle rabat forme comme un voile de veuve involontaire et efface son visage. Fondu au noir. Hollywood se débrouille comme il peut pour faire passer cette potion amère auprès du public américain. A cela s'ajoute quelques allusions, dans la bouche du cynique Ben, qui sous-entend que la partie n'est pas finie. Et c'est le drame de l'Amérique, comme le montrait bien Dos Passos dans "Manhattan transfer" : les affaires ne s'arrêtent jamais.
Une chronique familiale où le méchant gagne, où chaque personnage, même ceux avec lesquels on aimerait s'identifier, a ses faiblesses, c'est assez rare pour être signalé. "The little foxes" est un grand Wyler, un film étonnamment sombre.