Dans un paysage cinématographique où les récits historiques s'échinent à susciter l'engagement émotionnel fort chez le spectateur (Le pianiste, La Liste de Schindler, Une vie...) en invitant celui-ci à partager le destin d'hommes et de femmes remarquables pendant la Shoa, La Zone d’intérêt se distingue en en prenant le contrepied. Réalisé dans un contexte où les tensions sociopolitiques mondiales semblent échoir à des cycles répétitifs de l’Histoire (en témoigne la dernière une du magazine allemand Der Spiegel de mai 2024, titrée "n'avons nous rien appris?" à l'occasion du 75ème anniversaire de la République fédérale d’Allemagne), le film fait le choix de ne pas montrer l'horreur directement mais s'appuie sur la mémoire collective transmise aux nouvelles générations pour dépeindre l'inhumaine banalité du mal qui menace encore et toujours nos civilisations. De ce fait il nous interroge sur cette transmission de l'Histoire et de son efficacité relative dans une société profondément inégalitaire.
I - De l'art du hors-champ
La zone d'intérêt plonge le spectateur dans la vie quotidienne d’une famille allemande de la haute bourgeoisie durant la Seconde Guerre mondiale. À travers le prisme du "bon" père de famille, Rudolf Höss, le film montre les scènes de vie ordinaires de ce dernier avec sa femme et ses enfants. Filmées en plan fixe, ces scènes imprègnent un rythme lent, presque contemplatif et montrent les petits plaisirs du quotidien : un beau jardin qui donne des légumes, une piscine ornée d'un toboggan pour les enfants, des escapades en nature pour observer les oiseaux ou pêcher. Mais à mesure que la focale s'élargie, le contexte glaçant se fait jour : le pater familias revêt l'uniforme SS, et part au travail. Il est directeur du camp d'Auschwitz et participe avec enthousiasme et efficacité à la Solution finale... La résidence familiale, quant à elle, est collée au camp, séparée par un épais mur en béton de l'horreur qui s'y déroule. Cependant les agitations du voisinage ne semble pas perturber la petite famille bien installée. Et c'est là toute la force du film. L'extermination des juifs et des ennemis du régime n'y est jamais montrée frontalement, mais uniquement suggérée.
Par le son d'abord : les scènes bucoliques dans le jardin sont ponctuées par les cris lointains d'agonie des détenus. Les coups de feu se font régulièrement entendre, tout comme les grognements des chiens de garde.
Par le visuel ensuite : la maison est propre, bien entretenue, aseptisée et le cadrage chirurgical de Jonathan Glazer renforce ce sentiment d'ordre et de propreté. L'étalonnage, quant à lui opte pour une palette de couleurs froides (vert/bleu). Cependant les plantes grimpantes plantées au pied des murs ne suffisent pas à dissimuler l'arrière plan composé par les miradors et les hautes cheminées de crémation desquelles se dégagent une épaisse fumée.
Par les dialogues enfin : au détour des discussions légères entre les membres de la famille, les scènes de jeux entre les enfants, transparait par touche l'antisémitisme lâché de manière badine, et la cruauté des comportements, un racisme banal. Mais tout cela n'inquiète pas tellement la famille Höss, focalisée par sa réussite sociale au sein du régime et son confort matériel. Si l’horreur est omniprésente, elle reste un non-dit. Aux humains tués se substituent les quantités et les chiffres. Le vocabulaire utilisé est celui de la gestion et de l'optimisation (les industriels s'inquiètent que Höss laisse suffisamment de prisonniers en vie pour servir de main d'œuvre dans leurs usines).
De ce fait, le film est une maestria en ce qu'il utilise tous les éléments qui composent le cinéma en tant que médium artistique pour faire passer son message. Inutile de tout décrire par le texte lorsque les images et le son en disent davantage. Et c'est par ce décalage entre ce qui n'est pas dit ou montré, et ce que le spectateur devine hors-champ que le film interroge notre société.
II- le devoir de mémoire face à la société capitaliste
En effet, ce qu'il se passe hors-champs n'est possible à deviner que si le spectateur a eu l'éducation historique nécessaire pour appréhender les horreurs sous-entendues et mesurer l'ampleur de l'inhumanité de la famille Höss. En ne montrant pas directement le drame humain qui s'opère La Zone d'intérêt s'appuie sur la construction mémorielle et morale collective dont nous avons hérités à travers le devoir de mémoire. Sans cette condamnation morale collective, la famille que donne à voir le film pourrait apparaitre comme une famille bien sous tout rapport, qui s'astreint à son devoir national, conformément aux lois en vigueur du pays. C'est ce que met en évidence Hannah Arendt en 1963 dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal. Selon Arendt, Adolf Eichmann, un haut fonctionnaire nazi responsable de la logistique de la déportation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale relevait plutôt du bureaucrate ordinaire que du monstre. Se contentant d’obéir aux ordres sans remettre en question la moralité de ses actes, ses actions ne découlaient pas d’une intention malveillante profonde, mais plutôt d’une absence de pensée critique et d’une incapacité à juger moralement ses actions. Eichmann était le produit de la société qui l'a vu naître, profondément raciste et inégalitaire où les rapports humains étaient dictés par des relations de pouvoirs et de supériorité naturelle (race supérieure).
Et c'est précisément ce qu'illustre le film : accaparée par son bien être personnel, Edwig Höss n'a que faire de ce qu'il se passe à l'extérieur de ses murs. Les avantages sociaux dont elle dispose grâce aux exactions de son mari voilent totalement son jugement critique (là où sa mère, face à l'horreur finit par être rattrapée par le doute). Elle est l'incarnation du plus pur égoïsme bourgeois qui estime mériter naturellement ces avantages. Quant à Rudolf son mari, les opportunités carriéristes que lui offre le parti nazi l'enjoignent à exécuter avec zèle et ferveur les consignes données par le suprême leader. La notion de performance, d'ascension sociale, de plan de carrière sont de puissants leviers que l'on retrouve encore aujourd'hui dans l'univers du management d'entreprise.
Et c'est là le point essentiel que je souhaitais développer ici.
Si en théorie la condamnation des horreurs de la Shoa est unanime et cimente notre société, cette valeur Epinal semble s'effriter aux vues de l'actualité mondiale : montée des régimes fascistes, succès populaire de politiques basées sur la haine de l'autre, manifestations néo-nazies, notre patrimoine commun aurait-il échoué à éloigner le spectre brun ? Sommes-nous condamnés à répéter les mêmes erreurs ?
Nous assistons à ce que Hannah Arendt appelait le “renversement des valeurs”, consubstantiel au concept de banalité du mal. Cette situation où les repères moraux et éthiques s'étiolent au point que des actes inhumains ne soient plus qualifiés ainsi et se justifient au nom de la conformité aux injonctions administratives (la raison d'Etat étant supérieur aux valeurs humanistes), trouve un terreau favorable dans la société capitaliste. La banalité du mal provient des situations inégalitaires institutionnalisées (et donc normalisées) où la domination des puissants sur les faibles est organisée par l'Etat. Les thèses racialistes viennent cautionner scientifiquement l'asservissement des peuples considérés comme inférieurs (identifié comme l'Ennemi ultime fédérateur).
En organisant l'ignorance à grande échelle (par le truchement des médias de masse et la destruction de l'Education nationale) les enseignements historiques, le développement de l'esprit critique,la conscience de l'intérêt général s'atrophient et laissent le champ libre aux aspirations individualistes. Plutôt que d'agir dans le sens de l'intérêt général chacun cherche son avantage individuel. Le contrat social (au sens de Rousseau) est alors rompu. Les relations humaines s'organisent autour de considérations utilitaristes et les autres se réduisent à des ressources à exploiter ou un facteur de production.
La montée du régime nazi fut favorisée par les crises économiques et l'incapacité de la République de Weimar à y répondre. Cette double crise économique et institutionnelle a fait percevoir la proposition nazi comme une bonne alternative, et une opportunité pour beaucoup de monter socialement. Ces crises économiques et institutionnelles se répètent aujourd'hui. Elles sont le corolaire d'un modèle capitaliste à bout de souffle qui éructe.
Le film interroge donc indirectement sur le contexte dans lequel il sort. Il pose la question de l’efficacité de ce devoir de mémoire dans une société en crise, dont les bases idéologiques ne favorisent pas l'émergence d'une conscience commune. Les simples commémorations émotionnelles, sans véritable contenu politique ou social, participent selon Pierre Nora à la division des communautés et ne permettent pas de combattre efficacement les origines profondes de la haine.
Si l'on a d'un coté une injonction à faire sens commun se basant sur la mémoire collective des souffrances d'autrui, et de l'autre des institutions étatiques capitalistes qui favorisent le relativisme scientifique et les valeurs individualistes, on peut légitimement douter de la capacité de la première à fédérer celles et ceux vivant sous le régime du second.