Reconnaissons à Jonathan Glazer cela ; ce mérite d'avoir su trouver un angle nouveau pour aborder un sujet maintes fois traité.

Parce qu’à sortir en permanence du champ ce qui est pourtant – et incontestablement – la « zone d'intérêt » de ce film – à savoir la solution finale – il donne à voir autre chose de ce sujet.

…Ou plutôt il donne à voir autrement.


En excluant de son cadre les opérations de concentration et d'extermination, le film invite à voir ce qui est aussi constitutif de la Shoah et qu’on oublie trop souvent : le projet de société qu'il sous-tend. Le Lebensraum. La colonisation de l'Est. L'ascension de l'individu par l'essor de la race.

En cela, Jonathan Glazer nous fait découvrir une autre zone d’intérêt derrière celle qui nous semblait évidente. Il nous donne à voir le jardin de l’autre côté du mur, le paradis promis à ceux qui ont édifié cet enfer pour les autres.


C’est d’ailleurs l’incontestable force des premières minutes de ce film.

On ne nous montre ni des soldats, ni des exterminateurs. Ce qu’on nous montre c’est une famille qui communie avec la nature, des enfants qui jouent lors des balades champêtres, un idéal de vie qu’on touche du doigt.

Le choix du format 1.78 et la photographie pâlichonne rappelleraient presque à ces films de lendemain de guerre vantant l’american way of life. Au fond, il n’y a pas de grande différence. Ces Allemands sont en définitive comme n’importe qui. Ils vivent leur vie sans questionner un seul instant ce qui est la matrice à l’origine de leur bonheur. Pourtant ils savent. C’est juste qu’ils ont décidé de normaliser. Et le film a cette intelligence, en son début, de se réduire à ça : simplement montrer la normalisation et laisser infuser.


« Tu as entendu ? »

Nous, spectateurs, venons d’entendre des cris résonnant au loin, de l’autre côté de la palissade.

« Je crois que c’est un héron. »

Les deux protagonistes, eux, n’ont pas fait attention à la même chose que nous. Ils ne font plus attention. Quand ils se baladent dans les champs, c’est un eldorado qu’ils voient. Ils ne voient pas ce qui n’est pour eux qu’un détail de l’Histoire, une simple entreprise industrieuse nécessitant une gestion rigoureuse. Tout est géré de manière dépassionnée, dans les attitudes comme dans les mots.

Chacun à sa petite phrase qui démontre à quel point il est facile de se cacher derrière un narratif arrangeant. Qu’il est commode que l’ancienne maitresse de maison soit soudainement réduite au statut de vermine quand on lui jalouse ses rideaux…


Seulement voilà, le problème que, pour ma part, j’ai pu rencontrer avec cette démarche, c’est qu’elle connait sa limite dans le temps.

Au bout d’un moment l’effet a produit son effet et il peine à se renouveler.

Alors certes, on sent bien que le problème a été conscientisé par Jonathan Glazer dans la mesure où se manifeste dans son film une évidente intention d’installer une dynamique au sein de cette mécanique de normalisation. Le souci c’est qu’à mon sens, celui-ci se retrouve progressivement – et malgré lui – prisonnier de son propre dispositif.

En se refusant à montrer le drame frontalement, le film ne peut espérer instaurer de dynamique que par le verbe et l’énonciation. Et si d’un côté Glazer a bien raison de ne pas déroger à sa règle, au risque sinon de faire s’effondrer tout l’intérêt de son ouvrage, il se piège malgré tout d’un autre côté dans une exposition de plus en plus descriptive et affirmée qui l’enferme dans une forme de didactisme trop appuyé, conduisant le dispositif à mécaniquement s’éventer.


…Et c’est frustrant.

C’est frustrant parce que la démarche proposée par Glazer est à mes yeux vraiment digne d’intérêt (c’est le cas de le dire), mais malgré cela – et j’ai beau retourner le problème dans tous les sens – je ne vois pas d’issue possible pour un tel dispositif, du moins sur un temps aussi long.

Glazer lui-même semble coincé. Entre un fondu au noir interminable au début du film, un fondu au rouge suivi d’une coupe sèche en plein milieu, et quelques intermèdes tournés en vision nocturne, il donne l’impression de chercher régulièrement une échappatoire formaliste, mais en vain, tant tout ces effets semblent soit gratuits, soit sur-signifiants.

Il suffit d’ailleurs de considérer la conclusion du film pour mieux évaluer l’insolvabilité de l’équation.


Glazer a notamment fait ici le choix d’une prise de conscience soudaine de son personnage principal, sous la forme d’une irrépressible crise de nausée.

Contraint de stopper sa marche à grands pas le conduisant symboliquement vers l’obscurité, Höss prend la peine d’ausculter à droite et à gauche afin de vérifier si, oui ou non, on a surpris son instant de faiblesse.

Glazer fait alors le choix de transiter vers des plans contemporains du musée d’Auschwitz pendant que celui-ci est nettoyé par ses agents d’entretien avant de revenir à Höss, qui finit par reprendre sa marche vers le néant. Fondu au noir et fin.


Que signifie ce choix d’une telle insertion contemporaine ?

Ce saut temporel jusqu’au mémorial est-il là pour signifier un questionnement de Höss par rapport au « qu’en retiendra-t-on » ? Si c’est le cas, je ne peux m’empêcher d’y voir un revirement brutal et maladroit, tant c’est finalement contrevenir à toute la démarche jusqu’alors entreprise.

S’agit-il plutôt de mettre en parallèle un début d’indifférence s’installant aujourd’hui de la même manière que s’était installée une indifférence hier, alors on sombre au contraire dans un moralisme bon teint qui, là encore, transgresse la démarche initiale.


Je ne peux m’empêcher de voire dans cette ambivalence conclusive une forme de dérobade. Chacun comprendra ce qu’il voudra ce qui, au final, arrangera tout le monde.

Le problème c’est que, me concernant, ça ne m’arrange pas du tout. Car après avoir subi un intérêt déclinant sur pratiquement toute la seconde moitié du film, je me retrouve avec ça, soit une manière pour le moins malhabile de retomber sur ses pattes en allant chercher une justification mémorielle dont le film n’avait pas besoin – pire – une justification qui appelle à fermer ce qui aurait gagné au contraire à rester ouvert.


Parce qu’en concluant sur le nécessaire devoir de mémoire, ce film finit par s’éloigner de ce qu’il avait pourtant permis d’initier en son début par ce décentrage judicieux de sa zone d’intérêt : le devoir de questionner.

Questionner qui sont ces gens.

Questionner ce qui les différencie de n’importe quel autre Occidental aspirant à toucher du doigt ce paradis que son monde lui propose.

Questionner leur cécité et la nôtre.

Questionner aujourd’hui grâce à hier.

Sortir de la seule Shoah en elle-même pour mieux questionner tout un système oppressif plus large.

Mais pour cela il aurait fallu laisser infuser. Pour cela il aurait fallu savoir tenir le cap et éviter le piège dans lequel ce film a fini par tomber.

Comment ? Je l’ignore.

Il n’empêche que reste ce constat. Amer.


Alors certes, j’entends qu’en exprimant une telle amertume à l’encontre d’une œuvre qui a pourtant ce mérite d’apporter vraiment quelque chose sur la table – qui plus est sur un sujet déjà rondement traité – cela pourra paraître sévère, voire excessif.

Ça l’est sûrement.

Seulement voilà – je l’avoue – je ne peux contenir ma frustration.

Certes je remercie cette Zone d’intérêt pour ce qu’elle a le mérite de poser et c’est d’ailleurs en cela que je ne regrette nullement de l’avoir vue, la recommandant au passage.

Malgré tout je trouve ça rageant. Rageant d’avoir su trouver l’angle permettant la rupture et le regard revivifié, mais pour au final se recentrer sur ce qu’on a déjà vu et ainsi revenir sur les chemins balisés…


C’est peut-être d’ailleurs toute la leçon que je me permettrais d’en tirer.

C’est par des audaces nouvelles qu’on parvient vraiment à mener plus loin un sujet.

Et c’est par cette voie-là sûrement qu’on parvient à mieux entretenir et préserver,

Ce qui demeure et doit demeurer pour nous une indéniable zone d’intérêt.




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le 2 févr. 2024

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