On n’avait plus de nouvelles de Jan-Ole Gerster depuis son premier film, le très beau Oh boy sorti en 2012. Huit ans plus tard, le voilà qui revient en douce avec son nouveau film (très beau lui aussi) en forme de portrait de femme, et surtout de mère terrible. Lara Jenkins a 60 ans aujourd’hui, et l’un de ses premiers gestes au réveil, dans ce grand appartement sans vie, laisse déjà entrevoir ses zones d’ombre et ses failles : une chaise posée contre une fenêtre ouverte supposant une envie de suicide (quand des tentatives de lettre d’adieu restent éparpillées sur une table). Un coup de sonnette impromptu et la demande insistante de deux policiers vont finalement changer le cours de sa journée, s’égrenant alors au fil de rencontres et d’événements a priori anodins, mais révélateurs de l’impasse existentielle dans laquelle elle se trouve.
Le film, s’il débute de façon assez sombre, va très vite s’engager sur un autre chemin, plus grinçant et plus amer ; jamais dépressif, jamais plombé, mais habité d’un humour sec et d’une mélancolie feutrée. Sa structure narrative reprend celle de Oh boy, suivant les pas du personnage principal sur 24 heures (bien que le scénario de Blaz Kutin ait été écrit il y a plus de dix ans, donc avant celui de Oh boy). Mais c’est la relation entre Lara et son fils Viktor, grand pianiste dont elle a été l’intransigeante professeure (dont une scène jubilatoire, avec un jeune élève croisé au conservatoire de musique, se fera l’écho), qui va intéresser Gerster, et sous-tendre l’ensemble des enjeux et des interactions du film.
Entre dépendance maladive et sentiments empêchés, Lara exerce sur Viktor, tourmenté et peu sûr de lui, une emprise trouble à travers laquelle elle semble cultiver son aigreur et ruminer ses ambitions perdues : une carrière de pianiste interrompue parce qu’elle se pensait peu (pas assez) douée pour la chose, un mariage raté, un fils qu’elle n’a pas su aimer correctement et qui aujourd’hui la fuit… Personnage désabusé et peu aimable, attachant malgré tout parce qu’infiniment humain, Lara traverse le film comme une étrangère à son propre univers, un fantôme qui (ré)apparaît, toujours en décalage par rapport aux autres et aux situations.
Un décalage révélant ses blessures profondes et les liens compliqués qu’elle entretient avec à peu près tout le monde, ses anciennes collègues ou son voisin d’immeuble, son ex-mari, son fils bien sûr et même sa mère qu’elle n’hésitera pas à gifler lors d’une scène acerbe, et terrible. Corinna Harfouch, star allemande peu connue par chez nous, est tout simplement magnifique dans ce rôle tout aussi magnifique de femme à la dérive et de mère à la cruauté aiguisée (il faut la voir briser calmement l’archet de la copine de son fils, remettre en question, l’air de rien, la création musicale de celui-ci ou quitter soudainement son concert, comprenant qu’il lui échappe, qu’enfin il s’émancipe d’elle). Derrière ses sourires forcés, sa silhouette frêle et élégante, ses piques et ses maladresses, Lara irrite, fascine et nous touche en plein cœur quand, à la fin, se défoulant sur un piano, elle réalise qu’elle avait tout faux.
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