Poussière d’étoile et poudre aux doigts
Après être tombé sous le charme de Gene Tierney dans L’aventure de Mme Muir, il était inconcevable de remettre à plus tard le visionnage de Laura.
C’est en effet un film tout entier à la gloire de l’héroïne du film noir, de sa force, de son charme, et de son mystère.
La force.
Executive woman, Laura est un pivot autour duquel tout le film s’organise : son sens de l’initiative entraine une spirale indéfectible d’ascension sociale, et si les hommes lui sont nécessaires pour gravir les échelons, la position délicate du pygmalion, tout entier à sa proie attaché, ne cesse de dire à quel point elle vampirise le milieu dans lequel on l’introduit. Dans cette optique, Preminger organise brillamment le collectif et ses contrepoints intimes : Laura, femme du monde, brille en société, et la distribution des scènes permet de voir à quel point elle bouleverse chaque personnage ayant eu le privilège – ou le malheur – de la croiser. A ce titre, l’étrange party fêtant sa résurrection est un point d’orgue de cette mondanité qui ne fonctionne pas et ne peut se mettre au diapason des sentiments les plus contradictoires.
Le charme.
Inutile de s’attarder sur la beauté de Gene Tierney, perfection absolue des traits, regards perçant, assurance de la pose et maniement fatal de la cigarette. Laura irradie, et déclenche autour d’elle une comédie humaine absolument jubilatoire. Des saillies de Waldo, précieux cynique de son époque, à la déstabilisation du détective viril ou aux gesticulations de pantin du fiancé en sursis, tous les hommes rivalisent jusqu’au ridicule pour se montrer dignes d’elle. Apparemment candide, fatale malgré elle, Laura traverse ce petit monde en laissant dans son sillons autant de poussière d’étoile dans les yeux que de poudre sur les doigts.
Le mystère.
“You'd better watch out, McPherson, or you'll finish up in a psychiatric ward. I doubt they've ever had a patient who fell in love with a corpse.” dit Lydecker au détective.
La plus grande réussite du film est celle d’avoir poussé jusque dans ses retranchements l’irrationalité de la passion amoureuse et du désir. Le film s’ouvre sur la visite légèrement voyeuriste de McPerson à Lydecker, qui l’observe par la porte entrebâillée, depuis son bain. Au cœur du récit, c’est l’intrusion dans l’appartement de Laura, le fétichisme lié à ses affaires qui conduit à un basculement du récit que tout indique comme un rêve permettant la résurrection de l’être aimé.
On ne peut d’ailleurs s’empêcher de comparer les motifs qui lient éros et thanatos dans ce film à celui de Mankiewicz, trois ans plus tard : si Gene Tierney est ici la femme iconique sortant du tableau à la faveur d’un somme sur le fauteuil d’en face, c’est exactement l’inverse qui arrivera à Mme Muir, fascinée par le portrait du capitaine.
Après la statuaire antique, la poésie de la Pléiade ou les tableaux de Klimt, le cinéma classique aura déployé tous les moyens qui lui sont propres pour honorer la femme.
Donner à voir l’invisible et maintenir en vie par le fantasme, la créature érigée par un homme et redressée par un autre : un formidable programme, aussi malsain qu’émouvant, rutilant que vénéneux.