Film bouleversant, un film qui respire la vie, une symphonie d'images et de son, mais aussi de couleurs, tant celles-ci sont importantes dans le film. C'est un film qui parle de tant de choses, qui exprime tant de sentiments, d'émotions. Mais c'est avant tout un film sur le temps. Beaucoup ont tenté de répondre à la question : qu'est-ce que le temps ? Celui-là même que Saint-Augustin ne pouvait définir quand on lui demandait de l'expliquer, mais qu'il arrivait à percevoir lorsqu'il ne l'analyse pas. La meilleure analyse du temps, cela serait tout simplement de pas l'analyser. C'est ce que fait Franco Piavoli dans ce film finalement. Il l'expose, il capte le réel du temps, mais il ne l'analyse pas. Cela ne veut pas dire qu'il n'en parle pas... Il y a tant de conception du temps ! C'est l'une des plus grandes énigmes pour l'humanité. Thomas Mann, l'un des plus grands génies littéraires, propose des clés d'analyse très profondes et très justes à propos du temps. Hans Castorp, dans La Montagne Magique de Mann, s'exprime dans les termes suivants : « Le temps n’a aucune ‘’réalité’’. Lorsqu’il vous paraît long, il est long, et lorsqu’il vous paraît court, il est court, mais de quelle longueur et brièveté, c’est ce que personne ne sait. » L'homme a créé le temps, mais le temps, finalement, n'existe pas. Ce qui existe, c'est le sentiment du temps qui passe. Et ‹‹chacun pleure à sa façon le temps qui passe››, pour Bardamu dans Voyage au bout de la nuit. Ce film de Piavoli, c'est exactement cela.
Piavoli raconte finalement l'histoire de toute une vie... De l'enfance à l'adolescence, de l'adolescence à la vie d'adulte, de la vie d'adulte à la vieillesse, et à sa finalité inéluctable, la mort. Ce que j'ai le plus aimé, c'est comment Piavoli filme les enfants. L'enfance est un thème très cher en Italie, et ce depuis le néoréalisme, qui présente l'enfant comme un être qui entre directement dans le monde adulte et n'a pas le temps de profiter de l'enfance. Mais cette jouvence juvénile est retrouvée à partir du film de Germi, Il Ferroviere, et le personnage de Sandrino. Et ces enfants sont magnifiés, ces enfants sont heureux, ces enfants sont préservés. Et la structure du film est tellement bien maîtrisée ; le cache-cache de ses enfants si vivants se transforme ensuite par la pratique du football ; ces enfants deviennent de jeunes adolescents. L'adolescence est ce moment crucial où l'on se rend compte de notre attirance sexuelle ; Piavoli capte cela également avec brio, avec beaucoup de pudeur. Les scènes de liesse et de déceptions amoureuses se mélangent, car l'adolescence, c'est cela, c'est la capacité d'atteindre si facilement le bonheur, mais de sombrer si facilement dans la mélancolie.
Mais ce que j'ai trouvé extraordinaire dans ce film, ce sont les couleurs. Les scènes sont tantôt bleutées, tantôt orangées. Et parfois, elles sont tout simplement grisâtres. Ce teint orangé renvoie à une certaine nostalgie ; car plus on avance dans le film, plus la nostalgie s'empreigne des personnages (on pourrait même dire des personnes tant ce film semble s'ancré dans une totale réalité). Le teint bleuté lui renverrait à une sorte d'harmonie avec la nature, une harmonie souvent montrée dans le film, notamment au moment de l'adolescence ; on y trouve le salut, parfois plus qu'en communauté humaine, comme nous le montre l'excipit de L'Étranger, de Camus, et cette révélation que la nature donne à Meursault. Le teint grisâtre, celui qui n'est que peu coloré, c'est alors la vie monotone, celle qui s'écoule mécaniquement, celle où l'harmonie et la nostalgie ne sont pas présentes (la nostalgie étant une tristesse heureuse, où on y ressent une forme de jouissance de la souffrance, le bonheur d'être triste par la remémoration). Il y a toute une codification de la couleur.
Et tout cela sert un film qui est complètement cyclique. La vieillesse observe la nouvelle jeunesse. Le temps s'écoule, les êtres partent, d'autres arrivent, et perpétuent l'existence, et les traditions. La scène des feuilles mortes qui s'envolent, vers la fin du film, est évocatrice. Elle ne peut que rappeler Verlaine et son poème ‹‹Chanson d'automne›› dans les Poèmes saturniens. Un des poèmes les plus justes et les plus transcendants sur la vieillesse : « Et je m’en vais — Au vent mauvais — Qui m'emporte — Deçà, delà — Pareil à la — Feuille morte. » C'est bouleversant. L'arbre est le cycle saisonnier quant à lui ; l'arbre est une symbolique de l'être, des cycles régénérateurs, car l'homme ne cesse de se régénérer. Il y a alors une tonalité assez tarkovskienne ; cela me rappelle quand le Stalker affirme que la souplesse est synonyme de vie, l'arbre jeune étant d'une grande souplesse, là où la force et la rigidité ne peuvent êtres que synonymes de mort imminente. C'est un film où il y a d'ailleurs beaucoup de plongées, comme chez Tarkovski. Dieu regarde-t-il le monde, et ce temps qui passe ? Chez Tarkovski, peut-être. Ici, c'est plutôt la Nature. Mais la Nature est Dieu chez Spinoza. La plongée représente cette humilité de l'homme face à la vie et face à la mort, contrairement à la contre-plongée - même s'il y a quelques plans en contre-plongée me semble-t-il, mais assez rares, c'est surtout lorsque Piavoli filme le ciel, celui-là même qui nous regarde quand il revient à la plongée. Et puisque je parle d'influence tarkovskienne, la partie sur la vieillesse m'a également rappelé Une vie humble, d'Alexandre Sokourov. C'est c'est un film plein d'humilité, de sagesse, d'acception ; et donc plein de vie, même quand l'inéluctable arrive. Piavoli capte le temps qui passe avant qu'il ne disparaisse... mais il existera toujours à travers le souvenir. Mais les souvenirs, eux-aussi, ne sont pas éternels. Le propre du temps, c'est alors de le perdre. Mais quand nous vivons le temps présent continuellement, alors ce temps n'existe plus.
Une autre séquence m'a particulièrement marqué. Celle sur l'émerveillement, cette scène fabuleuse de l'Église, où ces jeunes adolescents insouciants pénètrent dans une Église. Ils sont émerveillés par la beauté de ces chants religieux et Piavoli s'attache alors à filmer le regard de ces jeunes ; leurs regards sont tellement évocateurs. C'est ce que fait Bergman, dans La Flûte enchantée, qui aimait capter le regard émerveillé des spectateurs devant l'oeuvre de Mozart. Mais ce qu'il y a de plus beau encore, c'est que l'émerveillement n'a pas d'âge, nous revivons souvent la même chose à chaque étape de notre vie ; et ces jeunes adolescents vont revivre l'émerveillement à un âge avancé, à travers cette scène de chant (où l'on ne voit pas la chanteuse d'ailleurs), et où toutes ces personnages âgées sont éblouies par tant de grâce, comme lorsqu'ils étaient adolescents. C'est un grand moment de cinéma.
Le film de Piavoli est une grande expérience esthétique ; elle nous fait vivre, plus que réfléchir. Et parfois, c'est bien plus beau de vivre, seulement de vivre.