Je présente ici des notes contenues dans le programme du ciné-concert "Le Cuirassé Potemkine", au Nouveau Siècle, du samedi 18 janvier 2014, Chostakovich joué par l'orchestre national de Lille. Il me semblait essentiel d'en faire part, de le partager (puisque c'est la coutume communiste). Ensuite, je ferai part de quelques impressions.

***

NOTES DE PROGRAMME

http://www.onlille.com/sitedyn/info/prog-Potemkine.pdf

"1905, dans le port d’Odessa : les marins du “Potemkine” refusent de manger la viande avariée qu’on leur sert. Le commandant ordonne que soient fusillés les insoumis, mais le peloton refuse de tirer. Un matelot est tué et son corps exposé sur un quai de la ville où la population vient pour le saluer et fraternise avec les marins. La révolution est en marche…

"Eisenstein n’a que 27 ans lorsqu’il accepte la commande de la Commission d’État soviétique d’un film pour commémorer le vingtième anniversaire de la Révolution de 1905. Tourné en moins de deux mois, le film, qui devait être au départ une vaste fresque historique, se concentre finalement sur le seul événement de la mutinerie des matelots du “Potemkine”. La démarche d’Eisenstein est révolutionnaire à plus d’un titre, car si c’est la révolution bolchévique qui est glorifiée au travers de cet épisode tragique, c’est le cinéma lui-même qui sera marqué à jamais par le style radicalement nouveau du jeune réalisateur. Ainsi, Eisenstein fait-il de cette “tragédie en cinq actes”, selon ses propres termes, un véritable manifeste du septième art, où le rythme du montage, proche de celui d’une partition musicale, la perfection formelle et le cadrage génialement novateur sont en eux-mêmes une métaphore de l’idéal révolutionnaire. Avec notamment l’utilisation de gros plans sur des personnages anonymes qui portent en eux toute la souffrance d’une nation, Eisenstein formalise cinématographiquement la figure de la synecdoque (la partie pour le tout), et par là l’idée bouleversante du sacrifice individuel au nom de la cause commune."

Laure Lalo

"On sait à quel point la musique est importante au cinéma et combien une bande son réussie peut grandement contribuer à la réussite d’un film. Pourtant, malgré l’immense succès du Cuirassé Potemkine, l’histoire de sa musique, ou plutôt de ses musiques, connut bien des vicissitudes.

"Dès la première présentation du Potemkine qui eut lieu au Bolchoï à Moscou en décembre 1925, le choix des musiques fut difficile car Eisenstein ayant voulu retravailler le montage jusqu’au tout dernier moment, on ne disposait pas de la version définitive du film. L’orchestre du théâtre commença donc à accompagner les images avec des extraits d’opéras et de symphonies célèbres selon la tradition de l’époque, alors même que les dernières bobines du film n’étaient pas encore arrivées.

"Quelques mois plus tard, l’Ambassade soviétique à Berlin organisa une projection privée dans une version modifiée pour éviter la censure et la musique fut improvisée sur l’orgue du théâtre. La compagnie allemande Prometheus acquit les droits du film et demanda alors à Edmund Meisel d’en composer la musique, en liaison avec Eisenstein. Cette partition devait s’adapter aux dimensions réduites des orchestres de théâtre. Bien qu’écrite en quelques jours seulement, cette musique fut très appréciée et participa au succès considérable du film en Allemagne.

"Avec l’arrivée du cinéma parlant, on chargea Meisel de réaliser la bande son. Il dut remanier sa partition car il y avait encore des changements dans le montage du film ainsi que de nouveaux problèmes techniques (vitesses d’enregistrement et de diffusion d’images différentes). Cette version sonore fut confisquée par les nazis en 1933 et disparut. La musique de Meisel ne fut que partiellement retrouvée en 1970.

"Dès lors, et jusqu’en 2005, plusieurs versions reprenant ces musiques furent réalisées, mais chaque fois remaniées, modifiées ou complétées, pour accompagner de nouvelles versions du film. Entre-temps, à Moscou, le studio Mosfilm commanda en 1950 un nouvel accompagnement musical au compositeur soviétique Krioukov. Comme toujours, le film présenté fut modifié : montage raccourci, intertitres supprimés ou remplacés, ce qui pouvait véritablement inverser le sens de certains passages, notamment d’un point de vue politique. En 1975, le studio procéda à la restauration du film dans une version encore différente et décida de créer une nouvelle bande son à partir d’extraits de symphonies de Chostakovitch qui venait de mourir. Des fragments d’enregistrements de Mravinski avec l’Orchestre Philharmonique de Leningrad furent juxtaposés avec quelques musiques et transitions spécialement écrites pour l’occasion.

"Il n’existe aucune partition complète de cette version.
"La musique que nous présentons aujourd’hui reprend l’essentiel de cette bande son. Nous avons cependant remplacé la plupart des transitions et musiques ajoutées par des extraits de la 7e symphonie, de la Symphonie de chambre (elle-même transcription du célèbre 8e quatuor) ainsi que des symphonies n°5 et 10, déjà utilisées dans la version 1975. Nous avons élaboré une nouvelle partition qui permet à l’orchestre d’accompagner le film en direct, renouant ainsi avec la tradition du cinéma muet. Ces musiques grandioses et si poignantes s’inscrivent dans la conception artistique d’Eisenstein qui, selon ses propres termes, souhaitait “labourer le psychisme du spectateur."

Pierre-Michel Durand

***

IMPRESSIONS

C'était magnifique. Mais en même temps, je suis un conquis d'avance - ce qui n'est vraiment vraiment pas bien. Et puis je n'aime pas dire magnifique pour supplanter l'idée de mon lecteur qui, s'il me lit, veut en comprendre l'essentiel. Pourquoi est-ce magnifique ? Sans doute parce qu'on vit à une époque farouche en mobilisation, peut-être que nous sommes des charognards. Bref, regarder "Le cuirassée" faire la guerre dans une période de doute collectif et de profonde résignation, se taper "Potemkine" juste avant le triomphe des idées réactionnaires, de gauche capitaliste comme de droite capitaliste, en plus le voir dans des conditions historiques et optimales, cela me paraissait essentiel.

Plus que le film, c'est un beau moment que je conte. Parce qu'un film, ce sont aussi des conditions réunies pour le voir, au-delà de nos idées ou de notre humeur, c'est pourquoi je dis c'est un beau film...

J'ai été toutefois étonné de certains montages... notamment dans la scène de l'escalier où l'on ne sait pas si les gens montent ou descendent, s'ils sont des cadavres sur les marches ou s'ils courent. J'ai été parfois en décalage avec Chostakovich, à de rares moments cela dit, mais sa musique est bien meilleure que celle de Meisel (plus... grossière).

Enfin, je comprends qu'on puisse dire, en voyant ce film, que le communisme est une utopie ou que le monde a changé... Les conneries d'usage quoi. Ce film manque de répondre à ces remarques. Eisenstein y répondra plus tard. Mais je comprends qu'on puisse penser que de ne filmer que les faits autour de cet escalier ne suffit pas ; je comprends que cette fin ne convient pas aujourd'hui, ou pire je la pense totalement hasardeuse et incompréhensible (pas incohérente, nuance !).

C'est précisément parce que c'est un film de commande que je me pose la question : pourquoi le film n'est-il pas plus matérialiste dans sa conception ? Je conviens que, du fait de ce contexte non expliqué, non matérialisé, les rapports humains peuvent être paraître schématiques, tant dans les rôles que dans les rapports autres personnages... jusqu'à cette binarité qu'on reproche si souvent aux communistes (même aux plus réformistes !). Mais c'est justement cet antagonisme qui est remarquable dans ce film face à une injustice (les vers dans la viande + mort du marin mutin). Ces faits ne sont pas sans rappeler les scandales sanitaires récents : que ce soit de l'amiante, de la vache folle, du SRAS, de la viande de cheval, de la merde dans la viande, de la merde et de la merde.

Donc à la rigueur, on peut raisonnablement critiquer ce schématisme parce qu'il n'est pas matérialisé, un peu trop abstrait pour un film très concret.

Je conviens aussi que la narration est mal aisée dans ce film qui semble toujours à fond, à fond... avec trois pics : les marins sous la bâche, l'escalier et préparation en vue de l'attaque... Et la fin ? - une fin qui, au lieu d'être triomphale, se révèle en deçà des horreurs et des agitations vues précédemment. Cela n'est pas très habile. Est-ce à dire que la détresse générale est si grande dans le pays ? Que la partie parle pour le tout, et ce dans l'absolu ? J'en reviens donc au problème de la démonstration prouvant la nécessité de cette révolte généralisée.

La fin paraîtra donc tomber comme un cheveu sur la soupe alors que, formellement, elle est magnifique dans ses perspectives.

De tout le film, les marins ne font que réagir alors qu'ils réagissent bien à un contexte : c'est le propre du marxisme de parler du contexte pour expliquer les événements. Or ici, personne dans le film n'a un rôle un tant soit peu de coryphée ou de Père la Morale pour que justement l'idéalisme et l'utopisme soient éradiqués des hypothèses d'interprétation concernant le film. Le seul élément dont nous disposons est ce carton-citation de Lénine qui commence par : "La révolution, c'est la guerre". Et il dit vrai !

“Revolution is war. Of all the wars known in history it is the only lawful, rightful, just, and truly great war... In Russia this war has been declared and begun – Lenin, 1905.” ("La révolution, c'est est la guerre. De toutes les guerres connues dans l'histoire, elle est la seule qui soit légitime, juste et nécessaire... En Russie, cette guerre a été déclarée et a commencé")

Personnellement, quand je lis ça, je sens briller la platine de mes rotors comme les couilles de Terminator.

Pour l'heure, ce fut un formidable rendez-vous populaire, de mise en commun... Et j'ai rarement entendu des applaudissements aussi vigoureux. Et surtout, ce sera toujours mieux que les conneries de science-fiction où un gars tout seul déjoue un système ultra injuste. Oui ! Cherchez bien, il n'y en a pas beaucoup des films qui réunit les gens pour faire face à l'injustice... et vous demandez-vous pourquoi ? Quel sens prend ce fait artistique dans notre culture ? Et si un film s'intéresse par bonheur aux mouvements spontanés et collectifs de masse, qu'en fait-il ? Un documentaire animalier. Un reportage sur l'incivilité de quelques-uns, l'incivilité d'une partie pour le tout. Alors cherchez bien. Cherchez encore. Et puis doutez.

(...)

Vous voyez bien que "Le Cuirassé Potemkine" a encore du canon à faire entendre !

***

Pour expliciter les notes du programme et expliquer les différentes modifications :

Ce n'est pas dit dans les notes mais le stalinisme est passé par là.
Il y a avant, un pendant et un après le stalinisme, étant donné le statut officiel et historique du film.
Je ne suis pas certain qu'un film ait connu autant de modifications lors de son histoire sans être censuré à aucun moment de l'histoire.

J'aime bien cette bande-annonce qui se fait un peu passer pour jésus maintes fois martyrisé, mais elle exprime bien la bataille idéologique dont l'oeuvre a été "victime" (il ne faut pas oublier que c'est une commande, donc on ne peut pas reprocher délibérément aux producteurs, même d'Etat, de rectifier le projet qu'ils ont financé) : http://thefilmstage.com/trailer/battleship-potemkin-35mm-restoration-theatrical-re-release-trailer/

Faire des cartons adaptés sur un film muet, il n'y a rien de plus lâche. On peut même adapter des cartons de dialogues pornographiques que cela ne changerait rien. En fait, à ce que je sais, c'est que l'autre version sous Staline, rendait la révolte un peu moins... anarchiste. Il y a un type au début, le marin bolchévik Vakoulintchouk*, qui fait un discours devant des marins avachis dans les hamacs... Et bien glisser une petite référence aux travailleurs ou aux intérêts communs, à la patrie aussi, ce n'était pas bien difficile... Vous pourrez ainsi admirer les différences majeures idéologiques entre les deux débuts, l'un celui d'Eisenstein (couper la musique !), l'autre celui de la Mosfilm. La citation de Lénine change du tout au tout. Par exemple, d'un seul coup, la révolution n'est plus guerrière mais elle est... prolétarienne (ce qui me paraît précipité de qualifier comme tel, en 1905).

Voici trois versions :

Chostakovich (tain mais hé, il a plagié Benjamin Biolay ou ouak' ?) à 25 secondes http://www.prorussia.tv/Le-Cuirasse-Potemkine_v55.html
L'avantage de cette musique, c'est qu'elle a sa propre autonomie. Aujourd'hui, nous n'entendons plus que cette version. Meisel n'existe plus.

Krioukov à 2 min 30 environ http://www.youtube.com/watch?v=mFIz6UkvyL8 - je crois que c'était important pour le parti d'avoir une version sonorisé par la Mosfilm. Une musique si... comme s'il fallait valser avec des gros sabots.

Meisel (qui se défend à mon sens, compositeur de "Berlin, Symphonie d'une grande ville"). Le film n'est pas immédiatement disponible mais la musique existe. Par exemple, le plan de début, avec les vagues : http://www.allmusic.com/song/pt-1-the-men-and-the-maggots-mt0027338869

***

*La vie du militant Alexandre Antonov n'a rien à voir avec Alexandre Antonov, l'acteur de trois films d'Eisenstein. Wikipédia fait une grave erreur en l'y associant. Le militant, lui, a eu moins de chance, en raison de sa défense de la paysannerie en 1920. Les années 1919-1920 sont des années charnières au sein du Parti bolchévik puisque, deux ans après la révolution d'octobre, il connaît une évolution conservatrice que déplore Lénine lui-même. Le militant Antonov meurt, donc, assassiné par la Tchéka, du fait de cette évolution mais aussi du fait de ses convictions en faveur des propriétaires terriens. A prendre en compte aussi la mise en place de la NEP en mars 1921, voulue par Lénine, et destiné à encourager les petites exploitations.

***

La chanson de Jean Ferrat : http://www.youtube.com/watch?v=mxTC2RZl9F0
A écouter sur cette image : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/59/Pot%C4%9Bmkinovy_schody.jpg ;-)
Andy-Capet
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le 18 janv. 2014

Modifiée

le 19 janv. 2014

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