Le Désert des Tartares serait-il un film tombé du ciel ? Une œuvre unique, fils prodigue de toute la grâce des productions franco-italiennes des années 70 ? Il faut le voir pour le croire. Ultime fruit d'un réalisateur que le temps a hélas oublié, sans aucun doute à tort lorsque l'on assiste à un tel spectacle, Le Désert des Tartares est l'histoire d'un film absolu sur le vide, cette paix artificielle à laquelle les hommes sont parfois à la recherche, jusqu'à même leur perte. A l'issu d'un éreintant séjour dans ce désert et sa forteresse perdue où "Dieu lui-même ne pourrait y vivre", durant deux heures vingt grandioses, on ressort avec un poids bien singulier, si caractéristique de cette sensation d'avoir découvert un immense chef-d’œuvre.
De l'art de tout dire sans n'avoir rien montré, et tout montré sans n'avoir rien dit, voilà à quoi s'emploie Valerio Zurlini dans son adaptation du livre de Buzzati. On flotte dans un Empire rempli d'ennui et de vain, aux hommes carrés mais transparents. Dans la première séquence du film, nous invitant à la rencontre du jeune lieutenant Drogo, le personnage de Jacques Perrin, Zurlini nous confronte avant tout à une image forte : son uniforme, dont le vide intérieur est occupé par un blême mannequin. On ne sait vraiment où résident les gens, ou ne serait-ce qu'un peu de vie dans cet Empire au nom jamais mentionné, identifiable tout au mieux grâce à quelques bannières ou couleurs.
Quelque part, c'est incroyable de rendre aussi fascinante la défense d'un Empire trouble sur une "frontière morte" comme le souligne lui-même Francesco Rabal, perdue dans les montagnes face à un adversaire dont on doute même de l'existence. C'est dire les sujets qu'aborde Le Désert des Tartares. A travers les yeux du lieutenant Drogo, on partage la vie de garnison au sein de la forteresse de Bastiano, dans la réalité la forteresse de Bam, en Iran, véritable fleur du désert érigée au milieu de nulle part (et malheureusement détruire lors d'un séisme en 2003). Avec un tel décor, impossible pour Zurlini et son chef-opérateur Luciano Tovoli de rater l’atmosphère de leur film, devenant presque un modèle d'ambiance. On repense à l'isolement antonionien ou une encore forme de huis-clos des grands espaces, un western à la fois sinistre et poétique, comme le rappelle la discrète mais somptueuse partition d'Ennio Morricone.
A la manière de David Lean et de son Lawrence d'Arabie, dont la majestuosité des plans du Désert des Tartares semble s'inspirer, Zurlini fait de cette forteresse, de ces plaines et montagnes arides un personnage à part entière du film. On s'y perd non sans fascination, alors que les années passent dans le fort et vampirisent l'âme et l'espoir des hommes en quête de gloire, ou tout du moins en quête de quelque chose. "Le jour où il se passera quelque chose à Bastiano, lieutenant... Mieux vaut que nous soyons peu nombreux" fait remarquer le capitaine Ortiz, campé par Max Von Sydow, à Jacques Perrin. L'attente et l'ennui épuisent les hommes jusqu'à la folie, jusqu'au renoncement de l'humanité, alors que la conduite et la logique militaire sont remis en question par le film. Un point d'orgue semble atteint lors d'une confrontation avec Philippe Noiret, paroxysme de l'absurde de la situation du film.
Avec une justesse et une subtilité dans l’ellipse hors-du-commun, Zurlini fait flétrir ses personnages dans la forteresse à tel point qu'ils se fondent avec les murs, ceci condamnant quelque part leur sort : on laisse sa vie à Bastiano. Seul personnage passablement censé et pourtant cloitré dans un isolement presque douteux, le médecin interprété par Jean-Louis Trintignant, passant ses journées à passer au microscope l'argile et la pierre des murs, comme s'il était à la recherche du secret du vampirisme du fort qui dévore les hommes et leurs âmes. Au mess des officiers, simulacre de zone de détente, on croise éventuellement le fantomatique commandant de la forteresse, caché derrière les traits hypnotisants de Vittorio Gassman, quand ça n'est pas tout le gratin des officiers confortablement attablés mais n'ayant vraisemblablement plus rien à se dire. Tout le luxe impérial importé de l'Europe occidentale et implanté artificiellement au sein de la forteresse finit presque par conférer au film une double-identité visuelle, avec cet Empire qui n'est pas encore rentré dans le XXème siècle.
Lors d'une séquence dans les hautes montagnes enneigée de cette terre inconnue, à travers les périples d'un petit contingent détaché de la forteresse pour un motif fumant et une fois de plus vain, on se rend compte de l'ampleur quasiment fantastique du Désert des Tartares. La mort vient chercher les hommes à travers des concepts de noblesse ou d'absurdité qui nous dépassent. Le sentiment d'étrangeté fantastique est par ailleurs d'autant plus renforcé par la célèbre tradition italienne de la post-synchronisation des voix, doublés en Français dans cette version, donnant dans les échanges verbaux une distanciation curieuse mais bienvenue. Cela va par ailleurs de pair avec une économie impressionnante du mot qui rend plus percutante chaque phrase.
Aucun doute sur le fait que l'on soit susceptible de trouver ici peut-être le plus grand rôle de Jacques Perrin, à la métamorphose détonante et prouvant une fois de plus son grand talent parmi tout l'actorat français de son temps. La figure pouponne qui a fait sa gloire se voit elle-même absorbée par le néant, alors qu'autour de lui gravite un casting au prestige inimitable. Outre les noms déjà cités au-dessus, on pensera également à Laurent Terzieff, Fernando Rey, Helmut Griem et Giulianno Gemma... Autant de noms qui apportent le coup de pinceau final au chef-d’œuvre.
"Choisir, c'est renoncer" disait André Gide, phrase qui trouve dans Le Désert des Tartares une illustration fascinante, à travers le destin de ces hommes qui ont fini par véritablement choisir la forteresse de Bastiano et ce qu'elle implique. Pour quoi ? Pour la gloire ? Pour l'emporter avec soi, comme le disait Errol Flynn dans La Charge fantastique ? On se le demande jusqu'à cette fin incroyable, trouble et sacralisant une dernière fois le film au rang d’œuvre unique. Quand on sait d'ailleurs que le précédent film de Valerio Zurlini, Le Professeur, s'appelait en Italien La prima notte di quiete, soit "la première nuit de tranquillité", le dernier plan du Désert des Tartares atteint des sommets de grandeur mystique et apparaît comme sans aucun doute la plus belle conclusion de carrière que puisse convoiter un metteur en scène.
Incroyable. Bienvenue dans mon top 10.