Le Désert rouge est un léger tournant dans la carrière brillante du cinéaste Michelangelo Antonioni. Si cette petite révolution s'effectue par l'apparition d'une nouveauté tout de même notable : la couleur, on retrouve néanmoins à chaque instant le style presque inimitable de cet esthète du septième art.
Ainsi, Antonioni nous livre un film intimiste et profond, d'une poésie et d'un déchirement émotionnel qui n'a finalement que peu d'égal dans le milieu cinématographique. Il ose brasser un nombre de thématiques assez conséquentes, condensées dans un seul film, principalement autour de la majestueuse figure de Monica Vitti, une des actrices que je trouve être des plus brillantes de l'histoire du cinéma.
On suit les errances d'une femme mariée qui ne cesse de ressentir des choses qu'elle ne comprend pas toujours elle-même. Il y a une part de déni inévitable, mais on ressent aussi tout le poids d'une société qui écrase l'individu dans son plein épanouissement intérieur. C'est une femme laminée par son existence, qui en arrive presque à baisser les bras à de nombreux moments car finalement, seul un homme est susceptible de la comprendre, à savoir, l'ami de son mari.
Ils vont vivre de grands instants poétiques tous les deux, accompagnés par des silences maîtrisés quand il le faut, et des discussions profondes et passionnantes, durant lesquelles Antonioni n'en dévoile jamais trop sur les intentions ou les sentiments de ces deux personnages, et c'est l'une des marques des plus grands artistes selon moi : ils passent par leur qualité visuelle avant de tout nous dévoiler par des dialogues. C'est pourquoi, Antonioni parvient à nous livrer des éléments que l'on comprend et d'autres qui nous restent peut-être inaccessibles, mystérieux et c'est bien normal, puisqu'en tant que spectateurs, on pénètre dans l'intimité de la vie de cette femme. Effectivement, notre intimité est toujours à la fois extrêmement personnelle (donc inaccessible pleinement à autrui), tout en n'étant même pas complètement comprise par nous-mêmes. Tout cela est magnifiquement amené tout au long du film.
Cette femme est donc incomprise des autres, elle sent vibrer en elle des notes de musique dont elle ne saurait situer la provenance. Est-ce de la folie ? C'est peut-être une manière trop simpliste de prendre en considération la complexité de ses sensations, il me semble plus intéressant de considérer qu'il s'agit tout simplement d'une manière très personnelle et sensible de ce rapport à la réalité. Tout ceci m'amène à évoquer un moment d'une extrême poésie et douceur, lorsqu'elle raconte à son enfant l'histoire de cette jeune fille qui se baigne dans la mer, apercevant sans cesse des bateaux à l'horizon jusqu'à ce qu'un seul retienne en particulier son attention. Antonioni va se servir de cette histoire à ce moment précis du film afin de nous dévoiler comme il le peut, les ressentis très intimes de cette femme qui suggère à travers ce récit raconté, l'idée que nous ne pourrons jamais être pleinement compris des autres car nous avons tous notre part d'interprétation du réel (thème qui va jaillir de nouveau à travers son film Blow-Up).
On est aussi saisi par ce contraste qui existe entre ce désir de liberté, cet envie d'un retour à une sincérité, spontanéité naturelle et cette vie proche des milieux urbains, qui ne peut faire rêver aucun être humain. Antonioni parvient à montrer que cette vie industrielle est profondément nuisible à des êtres d'une sensibilité exacerbée comme en témoignent nos deux personnages principaux, qui vont n'avoir de cesse que de poser ce sujet sur la table sans jamais l'explorer de manière purement frontale, et c'est ce qui en fait toute la saveur du film où l'on joue sans cesse sur l'impossibilité d'une dévoilement total de soi à travers les rencontres que l'on effectue. On ne peut jamais pleinement se révéler aux autres, l'impression que quelque chose leur échapperait inévitablement.
La couleur rouge, une symbolique omniprésente dans le film jusqu'à justifier le titre même de l'œuvre, est intéressant à bien des égards. Elle peut suggérer la passion amoureuse qui s'est volatilisée entre cette femme et son mari, aussi bien que son brûlant désir naissant - qui s'intensifie comme la chaleur des braises après le départ d'un feu - envers cet homme. Le rouge joue donc sur la construction de l'intimité amoureuse et sur le désir sexuel qui l'accompagne.
Le rouge, également comme la couleur du sang qui nous rappelle cet accident vécu par cette femme, où l'on apprendra par la suite qu'il ne s'agissait finalement que d'une vaine tentative de suicide de la part d'un être littéralement brisé et désespéré dans la vie. Bien entendu, cette couleur suggère à mon avis un tas d'autres interprétations possibles.
Il faut également dire un mot sur la performance exceptionnelle de Monica Vitti et même de Richard Harris, qui vont captiver notre attention durant toute la longueur de ce film. Encore une fois c'est un film d'Antonioni, c'est donc un style qui assume d'exposer avec grâce, lenteur et tranquillité les différents évènements qui se produisent, mais ce n'est aucunement dérangeant (au contraire) lorsqu'on a une telle ambition artistique et poétique. Ce sont des films qui nous marquent au fer rouge (pour jouer un peu avec le titre), et on n'a pas besoin d'action en permanence pour rester scotché devant une telle œuvre lorsqu'elle parvient à pénétrer notre for intérieur.
Finalement, on ressort de ce film en ayant été bouleversé.
Bouleversé par ce talent photographique pour mettre en scène les différents moments de la vie intime de cette femme, à travers l'utilisation de nombreux plans qui la mettent largement en valeur, notamment les différentes expressions faciales magistrales qui se dégagent de son visage, et qui en disent long sur son état psychologique à chaque instant de l'œuvre. Bouleversé également par des moments magnifiques où l'on pense à cette scène sur le bateau entre cette femme et l'ami de son mari, scène durant laquelle - à travers de courts dialogues - elle montre sa profonde reconnaissance et affection envers cet homme. En somme, des moments intenses et foudroyants.
Poésie visuelle, virtuosité formelle, richesse matérielle, intention artistique déterminée, ce film est une merveille cinématographique à tous les niveaux.