Ce tout premier film de Sergueï Bondartchouk en tant que réalisateur (après dix années en tant qu'acteur) se loge dans le sous-registre du cinéma soviétique du milieu du XXe siècle qui aborde le thème de la guerre sous un angle radicalement intimiste, mettant de côté les glorifications propagandistes traditionnelles les plus saillantes. Plus précisément encore, en épousant le regard et les souvenirs de cet homme russe qui a traversé la Seconde Guerre mondiale en passant par une longue série de péripéties éprouvantes (camps de concentration, travail forcé, perte de personnes proches), Le Destin d'un homme se relie de manière naturelle et spontanée à d'autres grands films soviétiques de la fin des années 1950, comme Le Quarante et unième (de 1927 ou de 1956) et surtout La Ballade du soldat de Grigori Tchoukhraï, ou encore Quand passent les cigognes de Mikhail Kalatozov.
Le fait que dès le début on voie parfaitement où le film va nous amener en matière d'émotions, à partir du moment où le protagoniste Andreï Sokolov évoque un passé qu'on devine pesant contenu dans un long flashback, n'en entame pas du tout la portée. Certes, l'image de réconciliation finale, aussi belle soit-elle, reste un peu poussive (sans parler du message final explicite sur "l'homme russe") dans le rapprochement qu'elle opère entre deux personnes endeuillées, un enfant et un adulte qui ont tous les deux perdu leurs proches dans les bombardements. Les épreuves traversées par le personnage, interprété par Serguei Bondartchouk lui-même, constituent une matière qui me paraît malgré tout valable sur le rapport du soldat soviétique aux forces nazies. Le tout soigneusement enveloppé par un chef opérateur en pleine possession de ses moyens, photographie magnifique, plans aériens majestueux, en ce sens fidèle au niveau technique local de l'époque.
Sans verser dans l'excès, Le Destin d'un homme s'apparente quand même à une petite plongée en enfer pour ce soldat, dont la condition de prisonnier est scellée lors d'une séquence où il roule à balle, sous les bombes, en direction du front avec son camion chargé d'obus. Il traversera les camps, évoqués sobrement par la fumée des fours crématoires, et le travail forcé dans des carrières de pierre. La figure du nazi est à la fois secondaire et essentialisée, avec comme point culminant des tensions une confrontation imprévue au seuil de l'exécution, au cours de laquelle il joue sa vie sans le savoir — son endurance en matière de picole lui sauve la vie, enchaîner les verres de schnaps aura suscité l'admiration de son tortionnaire. C'est enfin un film qui aborde l'image de l'homme soviétique dans une pluralité de perspectives qui surprend dans son contexte, puisqu'on trouvera de nombreux profils (condensés dans la scène de l'église), farouches partisans et non-communistes, encartés et indépendants, athées et croyants.
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