Il est bien difficile de résumer, même sur un support de 2h05, le tourbillon de vie que fut celui du Prince de Talleyrand, l’un des plus illustres (et incroyablement doué) hommes de pouvoir français, si décrié et pourtant si novateur. Il a traversé, et guidé, neuf régimes politiques, 4 monarchies dont une constitutionnelle, les courants révolutionnaires, une république, le directoire, le consulat et enfin l’empire. Fin diplomate, habile négociateur, un sens inné de la nation et l’ivresse du pouvoir ont fait de cet homme une référence reconnue dont chaque gouvernement s’est servi à l’époque pour mieux le diaboliser ensuite. Mais Monsieur de Talleyrand était avant tout redoutablement intelligent, et un homme d’esprit hors du commun.
Il n’est donc pas étonnant que Sacha Guitry s’intéresse au personnage, dont il partage le goût de la formule, mais pas seulement. Nous sommes en 1948. L’Europe est encore meurtrie de six années d’une guerre qui a laissé tant de stigmates sur les pays, les peuples que dans les esprits (Guitry a été inquiété pour intelligence avec l’ennemi). « Le diable boiteux » apparaît donc comme un acte de défense, d’auto réhabilitation. Talleyrand, tout comme lui, ayant toujours défendu les intérêts de la France, au détriment de ses gouvernants incapables (parfois) d’assumer leur charge. Mais il va plus loin dans sa pensée, laissant les rancœurs de côté et livre un véritable plaidoyer pour l’Europe (alors en pleine construction) signifiant quelle ne peut exister de manière cohérente qu’avec l’appui de l’Angleterre (la scène finale, très aboutie abonde dans ce sens).
Guitry, diable d’homme, sait enrober d’un bas de soie son amertume (il ne manquera pas de glisser dans sa mise en scène la tirade de la calomnie du « Barbier de Séville »), et son film est un petit chef d’œuvre de raffinement. Mêlant habilement les bons mots du prince et le siens, il nous propose un véritable florilège de pensées pétillantes, acerbes, drôles et toujours percutantes. La construction même du scénario répond à des contingences historiques. Ainsi pour nous présenter le personnage, il choisit de faire intervenir cinq domestiques laissant libre court à une description se composant de faits reconnus, mais également de cancans colportés qui ont fait la gloire du prince évêque. Ainsi, les faits peuvent être dévoyés, ce ne sont que paroles « d’hommes du peuple »… Il en est de même au sort réservé à Louis XVIII et Charles X (« Charles x tant il est insignifiant »), rois de piètre valeur à ses yeux qu’il représente à la fois grotesques et avides de reconnaissance et dont il balaie le parcours (en creux pour lui) grâce à un décompte d’années défilant à l’écran sur un décor vide.
Il attache beaucoup plus d’importance à Napoléon (Emile Drain y est très convaincant) dont un tiers du film lui est consacré, soulignant combien l’Empereur, fut la plus grosse déception de Talleyrand regrettant à jamais Bonaparte, l’homme avec qui tout semblait possible. Il lui consacrera d’ailleurs un autre film en 1955 (bien moins éloquent malheureusement).
Même si les évènements se passent hors champs (ce qui peut compliquer la compréhension d’un public connaissant peu cette période), l’analyse politique est probante et fine. Talleyrand apparaissant comme le chantre de la modernité politique du pays. N’est-il pas habillé, lors d’une soirée costumée, en Christophe Colomb le découvreur d’un nouveau monde ?
Ce type de clin d’œil se retrouve tout au long du film. Ainsi, sur les murs du salon de Talleyrand voit-on apparaître des portraits, l’un dont il dit être son grand-père (c’est celui de Voltaire) et un autre plus troublant, où semble figurer Toussaint Louverture.
Pour autant, il ne faut pas considérer « Le diable boiteux » comme un film rébarbatif, il est au contraire plein de fantaisie et de moments très drôles. Nous n’atteignons pas encore les fastes des futures productions historiques telles « Si Versailles m’était conté » ou « Si Paris m’était conté », mais on s’en approche. Bon le choix des costumes est un peu aléatoire, impeccable pour le prince et les monarques, clinquant pour l’épouse, habillée à la Jean Harlow en route pour les Oscars, lors de la présentation à l’Empereur ou grotesque comme les infants d’Espagne habillés comme au XVIème siècle. Les décors tout de stuc et de trompe l’œil font illusion. La mise en scène quant à elle, très conventionnelle est plus au service du mot que de l’image.
« Le diable boiteux », tient encore aujourd’hui toutes ses promesses. Celles d’un homme de l’art (cinéma, théâtre, littérature) qui aime avant tout cabotiner et faire plaisir mais ne s’oublie jamais. A l’image de cet ahurissant générique du début où Guitry, parlant de lui à la troisième personne, commente les bancs titres, pour mieux remercier avec toute la classe et l’élégance qu’il faut lui reconnaitre, son équipe.
Quant à ceux pour qui la véracité historique importe plus que tout, je ne saurais trop que conseiller le texte de la pièce de théâtre de Jean-Claude Brisville (adaptée également au cinéma), "Le souper". Certes la période décrite est courte (une nuit), mais cet échange entre Talleyrand et Fouché est de la haute voltige et explique en quelques répliques cette période de l'histoire de France aussi trouble que passionnante.