Il règne sur l’exposition du Docteur Jivago tous les éléments annonciateurs de la grande saga à venir : une mystérieuse anticipation sur laquelle pèse des décennies muettes d’histoire et de deuil, un enterrement au lyrisme puissant nous ramenant à l’enfance et la naissance d’un motif mélodique qui reviendra incessamment : comme dans toute grande œuvre, à l’instar de Once Upon a Time in America ou du Parrain, l’enfance, la mort et la mélancolique fuite du temps sont conviées aux noces grandiloquentes de ce prélude.


Certes, le Docteur Jivago a tout du classique monument de son époque : les ravages de l’Histoire en résonance avec l’histoire intime et individuelle des personnages broyés par elle, le passage d’une époque à l’autre, avec toutes les pertes de repères et les ajustages dans le sang qu’elles supposent, chant crépusculaire ou aube inquiète, comme le chantait Le Guépard deux ans plus tôt.


Sur cette ample partition, David Lean ménage ses effets et module ses motifs : il est certes question d’idéologie, de Révolution et d’amours contrariées, mais l’ensemble tient aussi à l’attention portée aux regards. Comme celui de Peter O’Toole dans Lawrence d’Arabie, l’intensité noire des yeux d’Omar Sharif fait de lui le témoin privilégié de l’Histoire, secondé par le cinéaste qui multiplie les effets sur les vitres et les miroirs. C’est le parcours sur la façade, avec une virtuosité proche de celles d’Ophüls dans Le Plaisir ou de Polanski dans Le Locataire, le balcon qui donne sur le massacre ou l’apparition de Lara nimbée de lumière.


Youri, en tant que médecin, arrive toujours après : il répare les dégâts commis par la folie des hommes. Dans cette adversité, il reste un temps en retrait, enrôlé de force ou non, mais sans parti si ce n’est celui de l’homme qu’on a le devoir de soigner. Cet idéal humaniste semble un moment accessible : c’est aussi ce que symbolise ce retrait du monde, dans la cabane à côté de la demeure familiale réquisitionnée par les révolutionnaires, où l’on se contente de cultiver son jardin. Lean offre alors la richesse picturale du Technicolor aux blés, à la neige ou aux coquelicots, aussi à l’aise dans les steppes russes qu’il l’était dans les dunes de Lawrence d’Arabie.


Afin que le drame opère, la grande hache de l’histoire reprend ses droits : la trahison est d’abord celle du triangle amoureux, rapidement rattrapé par un pays en état de guerre civile, où les idéaux révolutionnaires se noient dans le sang et la paranoïa. Réquisitoire sans appel sur les ravages du totalitarisme, Le Docteur Jivago parvient à maintenir sans faillir l’équilibre entre le mélo et la fresque. Qu’il s’agisse de filmer une maison prise par la glace ou un pays figé dans la terreur, David Lean est toujours pertinent.


Le retour au présent, au bout de 3h20, est donc conforme au programme annoncé : les mots se sont perdus dans l’histoire, la poésie est restée, dans un livre ou sur les cordes d’une balalaïka portée sur les frêles épaules d’une jeune fille tournée vers un avenir incertain.


(8.5/10)

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le 9 févr. 2016

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Sergent_Pepper

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