Neuf ans avant Le Pull-Over Rouge sur l'affaire Renucci, Gilles Perrault signe Le dossier 51 (1969). Ce roman d'espionnage adopte une forme inhabituelle, en accumulant des notes, comptes-rendus de filatures et autres pièces à conviction ou détails de terrain. L'investigation a pour but de corrompre un haut fonctionnaire français. Elle est supervisée par une agence (à la nature indéfinie) qui en collectant des informations à son sujet aspire à en savoir autant, sinon plus, que lui-même sur ses secrets intimes. Grâce à l'appui d'un service psychiatrique, elle va tâcher d'atomiser toutes les constructions et les défenses dont dépend le fonctionnement de cet homme.
À la fin des années 1970s (où la Guerre Froide se réchauffe, pas encore au profit des USA), Michel Deville propose sur grand écran une adaptation très loyale, à tous ces grands axes comme au ton clinique. Perrault participe, au scénario. La mise en scène est âpre et studieuse, les sentiments humains quand ils surgissent sont soumis au regard analytique et froid de la caméra ('subjective'). Les personnages sont souvent postés face à l'écran, subtilement, pas à la façon théâtrale de capricieux de la Nouvelle Vague, mais conformément à leur position dans la conversation. Le spectateur trouve la place de l'inquisiteur et interlocuteur, lequel se manifeste de façon impersonnelle ou strictement adaptée ; ce dispositif amplifie le trouble en y incluant celui qui s’investit de quelque manière dans l'action du film. Nous avons toutes les raisons d'être paranoïaque car à notre place factice, nous sommes voyeurs mais exposés (qui est derrière nous, comment sont vraiment tenues les ficelles, comment sont triées et perçues les informations ?). C'est d'ailleurs également le cas des enquêteurs et 'profilers' en fin de métrage.
Lors des conclusions autour de la table, les 'névroses' de ces apprentis architectes (des fonctionnaires de la désintégration, de la forme d'assassinat le plus sophistiqué avec les dénis d'existences commandés par Staline) sont éclatantes aussi, à cause d'enthousiasmes discrets moins bien contenus à l'approche de l'uppercut décisif. Les débuts d'excitations sont des indicateurs d'autant plus violents, du point de vue spectateur, que lui jouit du recul nécessaire. Le détachement par rapport à ces individus est encouragé car l'empathie est totalement impropre à saisir ou participer à la situation ; cette façon de la mettre hors-jeu car inadéquate est plus efficace qu'une interdiction, transparente (par la censure) ou non (par la morale et la circonspection appuyée). Cet effort d'épure, d'assèchement de la subjectivité devant des faits crus (et inquiétants), génère un impact puissant. Malgré les lourdeurs ou même quelques élans hasardeux de la dernière partie [l'exubérance sinistre d'un psy aux cheveux longs, les propos flottants tels que « il a fait preuve d'une séduction sensible même à un hétérosexuel » - qui toutefois ne briment pas le reste, simplement le vulgarise avec brutalité], Le dossier 51 est une démonstration brillante et potentiellement traumatisante. Il fait marcher les fantasmes propres au genre et met en lumière une arme terrifiante contre l'individu : le « viol de conscience » comme le mentionnait Perrault lui-même.
Les angoisses de nature plus larges sont a-priori occultées (contrairement au Troisième Jour du Condor), mais ne s'oublient que parce qu'à ce stade, elles deviennent obsolètes ; l'Homme n'est plus menacé en tant que sujet social, il n'est même plus menacé en tant que corps animé, il est envahi et opprimé dans sa propre intimité. En plus des ingénieries chargées de faire intérioriser des valeurs, des référents, ou encore de la haine de soi ; voilà une application pour tout bonnement sortir d'une personne tout ce qu'elle contient, le tourmenter, le réduire et le détruire. À ce stade, la manipulation n'est plus nécessaire, la pression seule suffit à emporter les survivants d'un tel attentat – pendant que seuls les 'fous' (ou leurs équivalents les grillés d'avance) tiennent debout, mais eux n'ont de toutes façons pas besoin d'être achetés ou écrasés. Le dossier 51 fait donc sentir l'ascendant omnipotent et amoral (paradoxalement obtus mais ça ne restreint pas son action) de la machine froide sur l'individu, ou de ses instruments, humains y compris. Il montre que le silence de la conscience ne suffit pas à (se) protéger, mais aussi met en relief la vulnérabilité de l'observateur ; en somme, seul le contrôle technique et la participation à la prédation sont des protections solides pour l'individu. Quand aux barrages, il faut s'y résigner : il n'y en a pas, il n'y a que des rustines poreuses.
Au-delà de leurs vertus intrinsèques, l'originalité et l'intégrité de la démonstration s'avèrent payantes : en dépit de son échec commercial, Le dossier 51 est devenu très respecté, relevant du 'classique obscur'. Par ses thèmes et ses manières, le film se situe à proximité de L'Aveu de Costa-Gavras (sur la destruction d'un adversaire politique) et de I... Comme Icare (réalisé par Verneuil) qui illustrait l'expérience de Milgram (source du pédagogique Jeu de la mort diffusé sur la télévision publique française). Les deux sont surpassés. Malgré son systématisme, son parti-pris laborieux, Le dossier 51 n'a pas cet aspect didactique puéril, théâtral finalement, du second ; il n'est pas non plus compromis par des sympathies ou des demi-lectures implicites comme le premier. Enfin il accède à un modèle sans être attaché par le catalogue de mises en pratique ; c'est-à-dire que ce qu'il touche traverse les temps et les mœurs, les avatars en eux-mêmes étant neutres – ou leur éventuel 'sensationnalisme' un bonus selon les humeurs, les attentes et fétiches personnels.
https://zogarok.wordpress.com/2016/02/04/le-dossier-51/