Rare est de nos jours le cinéma français qui se permet tout. Qui ose jusqu'à l'inconcevable, jusqu'à dépasser les frontières du concevable. Le Fils de Joseph en est la beauté de l'exemple même. Une ode à l’excentricité, à l'étrangeté, à l'inhabituel, au décalage. Se lancer corps et âme dans l'inconnu jusqu'à pondre une œuvre qui ne ressemble à aucune autre. Car qui de nos jours, oseraient faire un film où les acteurs ont la diction des acteurs de la Nouvelle Vague, hormis la posture des corps, qui butent à travers le monde, tel ces personnages d'un film de Hong Sang-Soo. Car Le Fils de Joseph semble sorti tout droit d'un film de Rohmer qui a ingurgité trop vite du Bresson. Le Fils de Joseph a la diction d'un film de la Nouvelle Vague, l'artificialité extrapolée jusqu'à la moelle d'un film de Godard. Ce jeune homme incroyable qui semble être le double de Jean-Pierre Léaud le montre bien : il parle comme au théâtre, comme si la vie autour de lui était tellement précieuse qu'il fallait ne pas la voir, y vivre en étant neutre au possible, un bout de bois dans l'existence moderne d'un conte biblique.
Et ça peut dérouter oui. Car le moindre jeu des acteurs est théâtralité jusqu'à la moelle. Les corps sont butés, comme empêchés, comme s'ils n'avaient pas l'autorisation de se mouvoir comme bon leur semble. Certains diraient qu'ils ont un balai dans le cul. J'affirmerais plutôt qu'ils se contiennent dans leur façon d'être au monde, comme les statues qui bordent le jardin du Luxembourg. Leur corps ne réagit plus car ce sont les mots qui figent la globalité de leur cerveau. C'est le cerveau qui se concentre au maximum sur l'articulation du moindre mot. Le corps, en échange, ne vit pas. Il se contente simplement de suivre.
C'est un film qui n'existe que pour son unique forme. Et il n'y a rien d'autre. C'est une œuvre cinématographique effritée jusque dans son contenu, son scénario, pour arriver à une forme pure, vide, dénuée de tout sentimentalisme, de toute psychologie, de tout sentiment. C'est cet objet brut, matérialiste, profondément mécanique, presque mathématique. C'est de la géométrie où chaque chose trouve sa place dans une concordance folle. C'est une torpeur, une vacuité. C'est Au hasard Balthazar de Bresson, où la spontanéité n'est plus, a donnée place à l'artificialité, le factice, le théâtre. C'est le côté profondément littéraire d'un Rohmer, avec la mouvance des corps en moins. Ce sont ces corps qui restent attachés au monde, comme s'ils se tenaient dans l'impossibilité même de se détacher de la terre, de peur d'une lévitation qui conduirait à la déroute. Ce sont ces personnages qui restent englués dans une torpeur sans issue. Qui sont incapables d'un quelconque envol. L'envol du corps, qui enfin, s'autoriserait à être. Ce sont des cadavres. Des bouts de bois qui jouent à vivre, qui jouent à prononcer des phrases grandiloquentes avec un regard vide, neutre, inexpressif.
C'est cette chambre bleue, comme la mer, comme tout le reste, où se tient un lit sur lequel, droit comme un piquet, est allongé Vincent, celui par lequel les mots deviennent poussière, orage, grandeur. Face à lui, dans la chambre vide, comme tout le reste, il y a la mère. La mère et sa justesse artificielle, son désespoir, son gouffre. Elle parle, et lorsque les dialogues fusent, plus rien n'existe.
Plus rien n'existe, hormis les décors vides d'intérieurs trop bleus, cadrés comme la beauté de ce tableau biblique, fresque monumentale, sacrifice d'Abraham qui occupe l'entièreté d'un mur d'une chambre d'adolescent.
C'est cette profonde maladresse d'un film qui ne sait pas où il va, qui ne sait pas ce qu'il dit, qui joue à paraître, simplement. Mais nous sommes de plus en plus convaincu d'une chose : parfois, c'est dans la fausseté que le cinéma trouve toute sa vérité. C'est dans l’artificialité que se niche parfois la plus grande justesse. Rohmer, ou encore la Nouvelle Vague, c'est simplement ça : une entière formalité. Le cinéma dans sa simple et unique forme, là où le fond est mis en deuxième plan. Mais la justesse au cinéma, ne serait-ce pas la forme qui prime sur le fond, ou bien tout simplement une parfaite harmonie entre le fond et la forme ? Cette question ne cessera de me tarauder l'esprit pour mes yeux avides de cinéma. Mais ce qui est sûr, c'est qu'un cinéma qui n'est basé exclusivement que sur son scénario (comme l'est le cinéma commercial), ne m'intéresse pas, ou alors, il m'ennuie, tout simplement.
Le Fils de Joseph, lui, détonne, ou du moins, il surprend, il défie les carcans, même si ici, ce n'est probablement trois fois rien. Et c'est tout simplement ce qu'on attend du cinéma. Un écart. Un souffle. Une fulgurance. Et surtout pas un objet académique qu'on créerait à la chaîne comme on fabriquerait du pâté en boîte.