Le Fils préféré par Alligator
janv 2010:
Voilà un très beau film qui à l'image des films de Sirk, prend une direction inquiétante pour finalement bifurquer dans une heureuse direction. La première partie du film agit, en trompe l'oeil : on s'oriente vers un drame personnel. Un homme va tuer son père pour récupérer l'argent de l'assurance vie et payer ses dettes. Et puis, vroum, on change de braquet, le film devient une étude de moeurs finaude dans laquelle une fratrie est bousculée dans ses retranchements, est travaillée au corps par des conflits passés mal digérés, des problèmes de famille non résolus, étouffés par un grand nombre de non dits.
Le récit d'abord un peu froid, avec une caméra assez distante, centré sur les problèmes de Lanvin et dessinant une relation particulière entre un père et un fils taiseux, déraille quand le père disparait de sa maison de repos. Les trois frères se retrouvent non sans friction et partent à la recherche de leur père. La quête devient aussi bien celle du père que celle d'un passé, d'une définition de l'identité, de la place de l'individu dans le cadre familial. Garcia interroge ces liens qu'on nomme "amours" au sein de la famille avec une délicatesse et une attention chaleureuses. Parfois pourtant le style parait détaché au contraire, très sec, comme si les personnages étaient abandonnés, livrés à eux-même, mais cela ne dure jamais longtemps. Les sentiments, toujours cachés ou retenus, n'en demeurent pas moins bien présents et président aux destinées de ces personnages.
Cette étude de moeurs est servie pour un quatuor de comédiens excellents mais les deux qui imposent leur grâce mêlée de puissance sont surtout Lanvin et Giraudeau. Lanvin, comme Ventura, Gabin et d'autres encore n'est pas un acteur de composition. Il joue finalement toujours le même rôle. Or, ce personnage, peu expressif, est parfait pour raconter ce genre d'histoire où le verbe n'est pas très haut mais où l'on n'en pense pas moins, où l'on n'en aime pas moins, où l'on en souffre pas moins. Cette partition, l'acteur la connait bien et sa prestation est en tout point magnifique.
En ce qui concerne Giraudeau, il y a ce que l'on appelle en science un "biais", un élément qui fausse l'observation : j'aime Giraudeau. Il fait partie de mon panthéon, de ces acteurs qui ont bercé mon enfance et ont représenté une édifiante virilité, une image du père sans doute à la fois rieuse et grave. Son regard bleu, sa voix si particulière, mouvante, participent de l'ambiguité de ses personnages. Il se dégage de cet acteur un charme et une richesse indéfinissables, un subtil mélange de féminité et de masculinité. Aussi loin qu'il m'en souvienne, ce comédien a accompagné ma découverte du cinéma. Par conséquent, un lien affectif altère forcément mon jugement sur sa prestation. Je le trouve parfait, égal à lui même, exprimant beaucoup de douceur et de compréhension mais capable de laisser jaillir de soudaines pulsions de violence.
Dans un rôle tout en retenue, Roberto Herlitzka, que je ne connaissais pas, est un père mystérieux, emprisonné par un geste passé et des conséquences pas totalement assumées, en tout cas limitées dans l'expression. D'autres non dits ont creusé un drôle de fossé entre Lanvin et Jean-Marc Barr. Ce dernier apparait alors très froid, glacial, à l'image de la ville de Milan où il réside désormais, grise, austère et riche à la fois.
Cette galerie de personnages ne souffre pas fondamentalement d'un horizon trop lointain, de l'inaccessible : le film de Nicole Garcia n'est pas pessimiste. Les personnages ne se fracassent pas contre les murs. Ils grandissent. J'ai envie une nouvelle fois d'insister sur la filiation avec Sirk. Sans avoir en tête des films précis, je trouve à ce "fils préféré" des liens immédiats : les changements de direction de l'intrigue, cet heureux virage qui densifie la portée du film et puis ce dessin de l'humanité qui ne gomme pas la douleur mais qui reste mû par l'espoir et l'amour.