En s’ouvrant sur les images d’une crue dévastatrice – celle de l’impétueuse rivière Tennessee – et de ses terribles conséquences humaines, Le Fleuve sauvage se place moins sous l’égide d’un débordement à même de figurer la passion amoureuse nichée au cœur du film, que des multiples collisions de forces articulant un récit où tout n’est qu’élan et résistance.
Le Fleuve sauvage est de ces œuvres qui éveillent en nous, pour reprendre la très belle formule de Charles Tesson à propos de l’art de Satyajit Ray, un véritable « sentiment du monde ». Le récit se déploie en un complexe réseau d’échos, de correspondances et de connexions secrètes, où la nature englobe autant qu’elle reflète le tumulte intime et collectif des hommes, où l’hétérogénéité des motifs – nature et culture, eau et terre, espace, temps et mouvement de l’Histoire – s’appréhende comme une totalité unifiée, un cosmos propre. En dépit d’une telle dynamique, que l’on jurerait panthéiste, l’horizon du récit reste dépourvu de la moindre transcendance : des choses meurent, d’autres naissent, et la marche du monde suit son cours, indifférente. D’un tel point de vue, conjuguant admirablement hauteur et lucidité, le film tire sa beauté à la fois ample et sage, implacable aussi, car « rien n’avance jamais » et pourtant, au terme du parcours, « l’irrémédiable est accompli »(1).
Dans les années 30 aux Etats-Unis, sous l’impulsion du président Roosevelt et de son New Deal, le gouvernement entreprend la construction d’un barrage sur le Tennessee, afin de contrôler le débit des eaux. Cette mesure progressiste – parer aux catastrophes naturelles et augmenter la production d’énergie – n’est pas sans s’accompagner du rachat des terres inondables auprès des populations vivant le long de la rivière, et pour la plupart implantées depuis des générations. Le propos d’Elia Kazan se déploie à partir de cette situation historique réelle, en s’inscrivant dans les pas de Chuck Glover, fonctionnaire envoyé sur place pour négocier les expropriations. Très vite, il se heurte à l’hostilité d’Ella Garth, une matriarche refusant obstinément de quitter ses terres, tandis que Carol, la fille d’Ella, s’éprend de lui.
Récit de la transformation d’un paysage, et par là même d’un mode de vie, Le Fleuve sauvage s’ancre dans un territoire singulier, celui du Deep South américain, qu’Elia Kazan prit le temps de sillonner dans sa jeunesse. Le film renoue avec l’expérience et les souvenirs intimes du cinéaste, et une fois de plus, c’est la justesse du regard qui prime : plutôt que de renvoyer dos-à-dos des archétypes (un Sud archaïque, reclus sur lui-même, face à un Nord modernisé et bienfaiteur), Kazan sculpte sa matière avec tact et nuance. Il est vrai que la rudesse naturelle et la mentalité clanique (la ségrégation raciale étant toujours de mise) de ces populations ayant vécu jusqu’ici à l’écart de la société américaine jurent face aux valeurs humanistes et progressistes incarnées par le protagoniste. Néanmoins, l’attachement à la terre et aux traditions, l’acceptation tranquille des aléas naturels ou la générosité des caractères, tous ces éléments qui transparaissent à travers la figure d’Ella, s’inscrivent en faux contre la démarche négatrice (d'un passé, d'un mode de vie autre) et conquérante d’une politique coupée de la nature, et qui entend s’en rendre maître en la pliant à ses désirs.
Sans faire l’impasse sur ses aspects les plus blâmables, Kazan observe donc une culture, en capte subtilement l’atmosphère, avec un respect teinté d’admiration – aucune prétention didactique ou idéologique, rien d’anguleux dans cette histoire où tout n’est que rondeur et plénitude du regard, expression d’un sentiment ouvert à la pluralité du réel. De fait, Le Fleuve sauvage reste limpide dans son ambivalence même : si les événements (dont le prologue traumatique constitue l’acmé) donnent raison à la position gouvernementale, la bienveillance penche, elle, du côté des autochtones. La volonté de restituer fidèlement les spécificités d’un lieu, les traits d’une population, reste indissociable d’une approche mélancolique, consciente de la perte à venir : chaque pan de l’île où vit Ella, et que le cinéaste filme si amoureusement, est voué à disparaître. En cela, Le Fleuve sauvage est traversé de bout en bout par une hantise, celle de la disparition inéluctable d’un certain Sud, par ce sentiment bouleversant d’une identité et d’une résistance déjà conjuguées au passé.
Le film de Kazan prend cadre, prend corps littéralement, dans un climat automnal habité par des motifs de chute, où pluies et feuilles mortes abondent. Il faut comprendre ici la saison dans sa dimension cyclique et sans cesse continuée – non comme état fixe, mais suspendu –, où se concentre encore et déjà toutes les autres. Si l’automne compose véritablement un univers, c’est quelle symbolise et dicte tout à la fois les processus collectifs et les caractères individuels. Incarnation d’un monde qui se meurt, certes, mais plus secrètement, d’une curieuse et troublante histoire d’amour à sens unique, de son irrésolution permanente, terrassante de lucidité, à mi-chemin de l’embrasement et de la froideur, entre vitalité et léthargie. D’un côté, une femme vibrante et entière, oscillant du délitement aux frémissements d’une ardeur retrouvée ; de l’autre, un homme fragile et distant, partagé entre la passion dont il est l’objet et sa propre incapacité à s’abandonner à ses sentiments. De même que la terre réclame de l’eau pour s’irriguer, de même que l’eau a besoin d’une terre pour contenir ses élans, le couple principal sacralise la rencontre d’une force et d’une défaillance de vitalité, d’un corps rayonnant et d’une matière inerte.
Au fond, ce qui est à l’œuvre dans Le Fleuve sauvage tient plus à des énergies qu’à des convictions, et le film tout entier peut se lire à l’aune de rapports de forces étrangement déséquilibrés : l’apathie de Chet ployant sous la volonté de deux femmes déterminées, Ella opposant une résistance vaine à la toute-puissance des mesures gouvernementales, l’être humain cherchant à renverser la domination que la nature exerce sur lui. La verticalité symbolique de l’automne, qui submerge le récit de part en part, marque l’ensemble du sceau d’un certain désenchantement : dans la trajectoire vitaliste et cruelle du Fleuve sauvage, les idées sont appelées à tomber, et seules s’imposent les passions qui épousent le mouvement des choses. Aussi, Chet comme Ella devront céder face aux courants contre lesquels ils essayaient inutilement de lutter, tandis que Carol emportera tout ce qui lui résistait dans son sillage. Au terme du parcours, un monde en remplace un autre, sans qu’un sentiment clair ne l’emporte chez le spectateur. La dernière image, celle d'un paysage transformé, exprime merveilleusement cette ambiguïté : la rivière Tennessee y trône en souveraine servile, sa puissance à la fois contenue et redistribuée par un édifice de béton en lequel se concentrent tant de souffrances déjà enfouies et tant d’espoirs encore à venir.
(1) Michel Mardore, « La robe virile », in Cahiers du Cinéma, n°133, juillet 1962, p. 45.