L’utopie de la cité
Il existe en ce moment une sorte de consensus général sur le fait que le cinéma français vivrait une période de faiblesse après des décennies d’un équilibre réussi entre auteurisme et films...
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le 12 sept. 2023
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« Aujourd’hui, maman est morte ». Tels pourraient être les mots qui, comme dans L’Etranger (1942) de Camus, ouvriraient ce septième long-métrage de Rabah Ameur-Zaïmeche (1966, Algérie -). Sans doute un discret mais clair hommage, voulu par le réalisateur, scénariste et producteur de ses films, puisque l’homme qui est arrivé en France à l’âge de deux ans y a fondé, en 1999, sa propre maison de production, Sarrazink Productions.
Cette inscription, d’entrée de jeu, sous la tutelle de l’immense penseur et écrivain n’est assurément pas un hasard. Comme Albert Camus, Rabah Ameur-Zaïmeche s’intéresse avant tout aux humbles, à ceux qui se placent tout en bas de l’échelle sociale, ou en marge, avec tous les regards de condescendance que de telles positions peuvent provoquer. Comme celui de Camus, le regard de Rabah Ameur-Zaïmeche est, bien au contraire, non seulement humaniste, mais parvenant même à déceler en tout homme, quelque humble qu’il soit, la profonde noblesse qui fait de lui un seigneur, un prince. Car son approche n’est pas dictée par l’idéologie ni par on ne sait quelle posture, puisqu’il connaît de l’intérieur le monde qu’il filme : la Cité des Bois du Temple se trouve à Clichy-sous-Bois, au nord-est de la Seine-Saint-Denis ; or Rabah Ameur-Zaïmeche, une fois en France, a grandi à Montfermeil, dans la Cité des Bosquets, séparée de Clichy par le Bois des Loups…
Certes, Le Gang des Bois du Temple rejoint la lignée des films consacrés à la banlieue et à ses petits et grands délinquants, au premier rang desquels figurent La Haine (1995), de Mathieu Kassovitz et, si l’on s’en tient maintenant aux plus récents, Les Misérables (2019), du consensuel Ladj Ly, ou Bac Nord (2020), du controversé Cédric Jimenez. Mais la haute singularité de Rabah Ameur-Zaïmeche réside dans son refus, affiché et tenu, de tout sensationnalisme. Son scénario, mais aussi l’image de Pierre-Hubert Martin et le montage de Grégoire Pontecaille, sont épurés au possible, dénués de tout effet. Même la musique, dont l’impact est, de ce fait, décuplé, se limite à deux interventions intradiégétiques et hyper signifiantes : « La beauté du jour », par Annkrist, et, bien plus loin, « Abdou », enchaînant sur « Manich mena », par Sofiane Saidi. Ce parti-pris de dépouillement accorde toute leur importance aux sons, qui font l’objet d’un travail très précis, d’abord à leur capture par Bruno Auzet, puis à leur montage et mixage par Nikolas Javelle.
On pourrait distinguer trois parties dans le scénario, lui aussi peu classique dans sa progression : le préambule camusien, centré sur le personnage énigmatique de Monsieur Pons (Philippe Laroche), tireur d’élite à la retraite ; le cœur de l’histoire, organisé autour du gang éponyme, du gros coup qu’ils vont réussir contre le convoi d’un richissime prince arabe (Mohamed Aroussi, aussi fluet que sa fortune est colossale), des rêves qu’ils vont nourrir et des conséquences qu’ils vont devoir payer ; un important épilogue, replaçant Monsieur Pons au plein centre de l’action, et développant son personnage jusqu’à le faire accéder au statut de Damiel, l’ange protecteur des humains joué par le très regretté Bruno Ganz dans Les Ailes du Désir (1987), de Wim Wenders. Un ange qui, pour mieux accomplir sa mission secourable, tout comme le fera Monsieur Pons, habitait souvent les hauteurs, toits ou points élevés, afin de veiller sur le monde et ses petits êtres.
L’impressionnante qualité du jeu des acteurs est à souligner, tous se montrant confondants de naturel : Philippe Petit en Bébé, l’organisateur du casse, ainsi que ses suiveurs et complices : Kenji Meunier en Mouss, Salim Ameur-Zaïmeche en Tonton, Kamel Mezdour en Melka, Nassim Zazoui en Nass, Rida Mezdour en Dari… Plutôt que d’insister sur leur statut de délinquants, Rabah Ameur-Zaïmeche les envisage avec autant d’empathie que Carlos Saura vis-à-vis des protagonistes de son bouleversant Vivre vite (1981). C’est presque plutôt l’humilité de leur démarche qui transparaît, dans leur renoncement à accéder à la richesse et à l’aisance financière par les voies autorisées ; l’un d’eux, amputé dans un accident, rêve, avec le pactole, de pouvoir s’offrir la main artificielle qu’il pourra greffer sur son avant-bras et qui fonctionnera, « avec des nerfs, et tout… ». Une forme, certes paradoxale, d’humilité, qui renvoie à l’une des précédentes œuvres du réalisateur, Histoire de Judas (2015), dans laquelle il s’était d’ailleurs courageusement attribué le rôle du traître. Plusieurs mêmes acteurs, d’ailleurs, figurent dans ces deux films, comme souvent chez Rabah Ameur-Zaïmeche, qui manifeste en plus une grande fidélité à ses anciens collaborateurs et n’a pas constamment besoin de se nourrir de chair fraîche.
Une particularité, toutefois : la religion est totalement bannie de ce dernier opus, tout comme la langue arabe, puisque même le prince s’entretient en anglais avec son intendant (Lucius Barre), qui lui-même échange en français avec le détective privé qu’il missionne sur l’affaire et qui nous permet de retrouver le visage magnétique de Slimane Dazi. Il n’empêche : même si ses œuvres sont orientées par certains partis-pris et certains choix - ce qui est de toute façon inévitable -, Rabah Ameur-Zaïmeche parvient à nous proposer un cinéma qui ne serait pas du spectacle, tout en étant indéniablement du grand art. Une singularité dans le paysage cinématographique français qui déroutera peut-être certains, mais ne peut manquer d’être applaudie par d’autres et d’éveiller en eux le désir de se montrer, à leur tour, fidèles à une telle démarche cinématographique.
Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/le-gang-des-bois-film-rabah-ameur-zaimeche-10062293/
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le 17 août 2023
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