On a souvent qualifié Kurosawa du « plus occidental des cinéastes japonais », et il est évident que l’ouverture du garde du corps surprend d’emblée par sa parenté avec le western. Musique aux cuivres tonitruants, rue déserte d’une ville en proie à la guerre fratricide, on comprend ce qui a attiré Sergio Leone qui a littéralement pillé le film pour initier sa Trilogie du dollar. Alors qu’on se situe ici dans un Japon des samouraïs, on y retrouve la même noirceur, le même goût pour les trognes patibulaires, et jusqu’aux prémices du western dans la mesure où le samouraï concurrent du protagoniste (Nakadai) délaisse le sabre au profit du flingue…


Aux antipodes de l’humanisme flamboyant des 7 Samouraïs, le récit donne ici à voir la lie de l’humanité, et lui offre le héraut qu’elle mérite : prisonniers en laisse comme des chiens, femmes objets perdues au jeu et hommes de mains chair à katanas, rien ne semble pouvoir sauver la population, et surtout pas l’arrivée providentiel du vagabond Mifune qui y voit une occasion de monnayer ses services en faisant monter les enchères du plus offrant.


Révélateur de cette violence déjà présente, son incursion dans la ville déchaine les passions et exacerbe tout ce que l’humain a de plus vil, et occasionne un point de vue que le cinéaste va exploiter avec sa maestria habituelle. Sanjuro est l’omniscience incarnée : il écoute les conversations derrière les cloisons et occupe dans la ville un point nodal duquel il voit tout. Sa place lors de l’affrontement couard des deux camps dit tout de son statut : sur un mirador, l’œil goguenard, il étudie avec cynisme ce troupeau animal incapable d’élaborer de véritables stratégies. Dans la ville, il observe, permettant un travail rigoureux de cadrage sur les cloisons et les arrières plans.


[Spoils]
Certes, le héros prendra aussi son compte de coups et, à l’image d’Eastwood à maintes reprises sous la caméra de Leone, y laissera dents et hématomes.
Seule l’irruption d’une femme encordée et les pleurs d’un enfant permettent les voies de la tardive rédemption ; mais loin d’apaiser la violence, elle la galvanise : c’est vers une véritable mise à sac que s’achemine le récit, initiée par la splendide séquence où Sanjuro feint un combat qui aurait libéré les otages : perçant les parois, crevant les sacs de grains qui pleuvent au sol, détruisant tout le mobilier, il explicite ce désir d’éradication d’un monde pourri jusqu’ à la moelle. Dès lors, les camps induits en erreur par le malin stratège se déchainent : on incendie les entrepôts, on fait gicler les tonneaux de saké dans une auto destruction massive des plus jouissives.


C’est dans les fumeroles d’un duel final que s’achèvera, comme il sied, l’affrontement d’un seul contre tous. Retour à la rue principale, donc, et abandon de cette ville débarrassée de ses parasites, mais encombrée de cadavres, ponctué d’un « Adieu » brutal du samouraï redevenu vagabond, autant par dégoût de l’humanité que par égard pour elle.


Puissant, désenchanté et rageur, un western ramen indispensable.
(8,5/10)


http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Akira_Kuorsawa/728262

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Gangster, Western, Violence, Vus en 2014 et Les films avec les héros les plus badass

Créée

le 20 janv. 2015

Critique lue 2.7K fois

106 j'aime

5 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.7K fois

106
5

D'autres avis sur Le Garde du corps

Le Garde du corps
Kalian
9

Critique de Le Garde du corps par Kalian

Au-delà de sa qualité propre (exceptionnelle), ce film permet d'établir quelques faits sur le cinéma dont nombre de réalisateurs feraient bien de se rappeler : On peut transformer une trame simpliste...

le 13 févr. 2011

59 j'aime

4

Le Garde du corps
Kobayashhi
9

Mifune Vs Eastwood

En 1961 Kurosawa décide de réaliser un Western à sa façon, et donne naissance à Yojimbo. L'histoire d'un étrange samouraï qui arrive dans une ville déchirée par les conflits entre deux clans qui se...

le 29 août 2013

54 j'aime

3

Le Garde du corps
Gothic
8

Saké Rōnin des Bois

Un samouraï débarque dans un village divisé entre deux clans, et va tour à tour s'allier au plus offrant. N'est-ce là qu'une simple soif de l'or, contre vents et marées, enchères et contre tous,...

le 13 mars 2016

50 j'aime

14

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53