Le berceau de la séduction.
Il faut encore une fois souligner la peinture estivale et enchanteresse que fait Rohmer du lieu qu’il met en scène, en l’occurrence d’Annecy, de ces abords de lac englobés par ces flancs de montagnes. Une photographie tout en finesse saisissant une lumière hors du commun, l’impression que chaque scène est filmée à un instant particulier d’une journée où la lumière se fait si singulière, aérienne, caressante, délicate, comme si tout tournait autour d’elle, comme si tout tournait autour de Nestor Almendros, qui accomplit probablement son plus beau travail au chevet de Rohmer avec ce film-ci, tout en plongées sublimes sur le paysage savoyard, ondulation des eaux, caresses du vent.
C’est chronologiquement le premier film de Rohmer construit sur le principe d’une séquence par jour, ou presque. Une date est donnée à chaque fois et le récit se déroule sur une durée de un mois. Jérôme (Jean-Claude Brialy) y est en villégiature sur les bords du lac d’Annecy, afin de vendre la propriété familiale de Talloires. Il y croise par hasard une amie, Aurora, une romancière roumaine, et la revoit à de nombreuses reprises occasionnant des discussions diverses sur leurs chemins de vie. Peu à peu, Jérôme devient le personnage du roman qu’elle écrit, elle s’en sert comme d’un cobaye, en recueillant les impressions de ses expérimentations, sachant son ami très charmeur, beau parleur, particulièrement amateur de jeunes femmes, alors qu’il dit avoir trouvé la paix amoureuse, avec l’élue de son cœur avec laquelle il s’apprête à se marier. Elle l’observe, le questionne, l’écoute, prend en compte ses retranchements.
C’est un nouveau jeu, un nouveau pari, une nouvelle matière aux digressions les plus alambiquées. Aurora cherche des modèles pour son ouvrage et trouve deux éléments adéquats : la lycéenne lucide déjà amoureuse et le fiancée mature toujours libertin. C’est en passant du temps avec la fille de son hôtesse, Laura, seize ans, que celui-ci s’engage dans un jeu dangereux. Mais il y a une double barrière. Tout d’abord, Laura est bloquée par la situation maritale de Jérôme et ce dernier n’éprouve guère la sensation de challenge en côtoyant la demoiselle qu’il sent bien trop facilement éprise de lui. Le jeu se reporte alors soudainement sur la demi-sœur, d’un an l’aînée de Laura. Plus secrète, candide, mystérieuse, elle se rapproche énormément de Haydée, la collectionneuse, qui avait le pouvoir mais le masquait aisément par sa fausse crédulité.
Claire aura mis du temps à entrer dans le récit, d’abord enfermée en photo dans un cadre au-dessus d’une cheminée puis accompagnée, lors de sa première apparition à l’écran, par un garçon de son âge. Si le jeu de la séduction est avant tout engagé avec la plus jeune des sœurs, érudite mais cible facile, c’est avec Claire qu’il expérimentera vite cette quête de l’impossible, ne trouvant que trop de facilité à séduire celle dont il s’était fixé le défi au départ. Jérôme dit un moment qu’il n’est pas à l’aise avec Claire car il est persuadé qu’il ne pourra la séduire par ses mots comme il peut très facilement le faire avec Laura. Le copain de la jeune femme n’a in fine aucune influence sur ses choix. Preuve en est que le nouveau flirt suspect de Laura (pour tenter de le rendre jaloux, probablement) ne change rien à son aiguillage. Jérôme recherche alors le pôle magnétique de son désir émanant du corps de Claire et jettera son dévolu sur son genou qui attire son attention dans un premier temps aux abords d’un cours de tennis puis définitivement dans la séquence de cueillette de cerise.
De cet apparent jeu enfantin au parfum de défi estival, Rohmer tire le portrait d’un homme quarantenaire sûr de sa fidélité mais dont la faiblesse sera celle de la séduction, comme s’il revivait sa jeunesse au seuil d’une vie qui allait bientôt lui empêcher tout écart volage. Jérôme évoque énormément le Vidal de Ma nuit chez Maud, quelqu’un d’invulnérable en apparence, de joueur qui peut vite s’effacer, de libertin réfléchi. L’aventure méthodique, rigoureuse, qui traversera chacun de ses six contes, où les personnages analysent leur propre fidélité en se fixant des règles précises pour parfaire leur défi qui prend souvent des détours inattendus, témoignant de leur faiblesse de joueur invétéré, prend une dimension à priori plus théorique. La fin montre aussi bien la réussite de l’entreprise (Jérôme finit par caresser le genou de la jeune femme alors que le défi était selon lui un sommet de difficulté dans la mesure où il devait faire passer le geste pour de la compassion et non pour une éventuelle séduction) que son échec (le dernier plan voit la réconciliation de Claire et de son petit ami alors que Jérôme avait révélé les infidélités de son homme) ce qui prouve la limite des ses certitudes, la fragilité de ses croyances et donc de sa fidélité.
C’est le plus littéraire des films de Rohmer, à la fois très romanesque dans sa construction et ses enchaînements chapitrés, mais surtout parce qu’il effectue une mise en abyme du monde de la littérature, montrant en image ce que Aurora, écrivain, sera en mesure de mettre en plume en recueillant le compte rendu de son personnage/cobaye du réel. A l’instar des précédents contes moraux, Le genou de Claire a aussi son titre à moitié mensonger puisque le film, en fin de compte, est moins centré sur le dévolu qu’il a jeté sur la plus grande des sœurs, que sur les divagations qu’il entretient avec Laura. Ce marivaudage nous est conté avec la minutie des suspenses d’Hitchcock, tout en dédoublement, les deux jeunes sœurs d’abord et la manière de raconter ensuite, sur deux niveaux, selon l’expérimentation vécue puis racontée du personnage central, héros d’un double récit.
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