Le goût du congre (debout)
Dernier film d'Ozu, le goût du saké ne peut pas être tenu pour son testament artistique - tout simplement ... parce qu'il n'avait pas pu programmer l'heure de sa mort précoce. Cela dit, sa place dans l'oeuvre, les thèmes abordés, la méditation sur l'âge et sur le temps lui confèrent pourtant une forte dimension testamentaire.
En amont,
OZU YASUJIRO, 1903-1963
Personnage extraordinairement singulier dans son absence absolue de singularité - toute une vie passée aux côtés de sa mère (et ce n'est pas sans rapport avec son dernier film), à la mort de laquelle il ne survivra d'ailleurs pas; une relation supposée avec une actrice, qu'aucun témoignage, aucun écrit ne viennent étayer ; pendant la guerre, chargé de tourner à Singapour un film de propagande, sûr de la défaite, il se contente d'attendre l'arrivée des Américains. La littérature, la peinture, la boisson - et le cinéma, comme centres uniques d'intérêt. Une certaine défiance, non une attente plutôt, de l'ordre de l'observation, devant toute nouveauté, on s'y serait un peu attendu : il ne viendra que très tardivement au cinéma parlant, très tard à la couleur - pour les maîtriser pleinement, cela va sans dire. Sur sa tombe, un caractère zen, traduisant l'idée de faire un avec l'univers.
Quitte à tenter de combler mes (immenses) lacunes en matière de cinéma asiatique, autant commencer, non sans appréhension, par le plus japonais des cinéastes japonais.
En amont
LE TITRE DU FILM
Comme souvent avec les films asiatiques, le Goût du saké n'est pas la traduction littérale du titre japonais. En fait, ce serait plutôt - LE GOUT DU CONGRE, ce qui en français le fait un peu moins. Les Anglais ont fait aussi fort, avec An autumn afternoon, même si film ne se passe ni en automne, ni particulièrement l'après-midi (un rapprochement pour le moins saugrenu avec l'Automne à Pékin de Vian , mais là le décalage est volontaire ...) Cependant, il y a bien dans le film, une coloration, une tonalité automnale, presque de fin d'automne ... Le Goût du congre, donc - et donc le titre consécutif, assez consternant, de cette critique, surtout pour un cinéaste aussi réservé, aussi policé qu'Ozu. Toutefois ses personnages, par instants, échappent à ces contraintes d'éducation, l'alcool aidant, en particulier après ce fameux repas à base de congre, où l'ivresse finit par se faire très vulgaire et pathétique. Comme ce titre ? On aurait pu trouver pire - Un dîner de congre ...
LA VIEILLESSE EST UN NAUFRAGE
Après avoir tenté de rester poli, distingué (mais avec trop de remerciements et d'obséquiosité, même au Japon), le vieux professeur, invité à un repas souvenir par ses anciens élèves, finit donc par sombrer dans une ivresse épaisse, assez pitoyable, misérable, et même odieuse lorsque ses compagnons l'ont ramené chez lui, en présence de sa fille, restée à ses côtés pour accompagner sa vieillesse, condamné à ne plus vivre sa vie sans pour autant parvenir à combler la solitude et la décrépitude de son père. On reverra le personnage à deux reprises, toujours aussi pathétique.
Hyotan, le vieux professeur, joue un rôle secondaire dans le film - mais cette scène en est le véritable déclencheur pour Ryu (Shuhei Hirayama, excellent), le personnage principal du film :peut-il contraindre (certes sans pression apparente) sa fille Michiko (Shima Iwashita, excellente) à rester à ses côtés et à détruire sa propre vie, pour combler la solitude de son père ? Le dernier acte d'éducation accompli par les parents ne tient-il pas dans une séparation réussie avec leurs enfants ?
Tout le pitch du film tient dans cette seule question.
UN UNIVERS QUI BASCULE
Le génie de la réalisation, de la construction du film, tient dans l'emboîtement aussi discret que parfait entre l'histoire de Ryu et de sa famille et l'histoire contemporaine du Japon d'après-guerre. Et de façon assez saisissante, les cinq plans consécutifs (pas moins !) sur les pièces vides de la maison après le départ de la fille répondent aux plans de ville, de rues et de décors désert qui ponctuent régulièrement le film.
Le monde, insensiblement, bascule. La situation des femmes, symbole essentiel, y évolue considérablement, sans même que les hommes s'en rendent clairement compte. A toutes leurs demandes (abusives) - "apporte-moi mon costume", "va faire mon lit" ... ces derniers reçoivent désormais des réponses aussi brutales que définitives. L'exemple de Horie, remarié avec une femme qui pourrait avoir l'âge de sa petite fille, pour une situation inverse de celle de Ryu, est le plus révélateur : c'est elle qui commande à l'évidence, et il est (certes gentiment) raillé par ses compagnons, qui vont même jusqu'à évoquer ... sa mort.
Ce monde, c'est aussi celui de l'américanisation du Japon - consécutive à la défaite : on hésite à venir à une réunion entre anciens camarades pour ne pas rater un match de base ball, on se préoccupe essentiellement de consommer, d'acheter frigo, clubs de golf de marque, sac à main blanc ... Et l'univers alentour, entre barres d'immeubles, bidonvilles (le logement de Hyotan) et espaces déserts n'incite pas à la gaieté.
La situation de ce Japon d'après-guerre est d'ailleurs explicitement évoquée par Ryu et un ancien compagnon rencontré au comptoir d'un bar - entre nostalgie et acceptation fataliste, non sans un humour léger :
- Si nous avions gagné la guerre, les Américains auraient adopté les coiffures de geisha ou le saké ...
- On aura au moins échappé à cela ...
Ou encore
- La guerre aura au moins permis de virer des tas d'imbéciles ...
Et l'écoute partagée de l'hymne de la marine de guerre, sous le signe du passé partagé et de l'émotion lors de cette rencontre ne conduira lors d'une scène ultérieure qu'à quelques réflexions ironiques des témoins.
Un monde qui bascule ...
ON LES MET TOUS DANS DES BOITES, PETITES BOITES, TOUTES PAREILLES
La réalisation d'Ozu relève du génie, avec la plus grande économie de moyens. Il n'est pas un seul plan, intérieur ou même extérieur (cheminées d'usine, pylônes, réseaux de fils électriques) qui ne soit caractérisé par une accumulation, abstraite et fascinante, de lignes - horizontales, verticales, perpendiculaires, multiples croisillons, un réseau de lignes entrecroisées qui enferment les personnages, les isolent, les confrontent à leur solitude.
Bien plus, il n'y a dans tous ces plans aucun mouvement de caméra - mais un travail très intéressant sur la profondeur du champ : des enfilades de couloir, limités par des portes, avec à l'extrémité des silhouettes qui passent et disparaissent.
Une dominante permanente, presque exclusive, de gris et de beige, coupée par des taches de couleur, qui sont souvent celles des enseignes lumineuses de la ville, ou des objets en plastique, toujours distribués de façon extrêmement étudiée.
Ozu n' a découvert la couleur que depuis peu, mais il en joue de façon magistrale.
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Autant de façons, aussi discrètes qu'imparables, de dire un monde qui se délite (les enfilades de fenêtres sur les façades des immeubles, et toujours ces couloirs) et de dire la solitude qui guette.
ET TU BOIS CET ALCOOL BRULANT COMME TA VIE
La tonalité pourrait être à la dépression - surtout à la fin du film, quand Ryu rentre ivre et effondré après le départ de sa fille. Mais il n'y a, dans la tonalité d'ensemble, rien de déprimé. Nostalgie, mélancolie sans doute mais aussi sérénité et permanence.
Tout au long du film, toutes les rencontres entre les amis de toujours (qui constituent l'essentiel des scènes qui se succèdent) sont marquées par des sourires, des traits d'humour bon enfant, parfois cruels mais quelques instants seulement.
Et l'alcool coule tout au long du film - saké en quantité (le titre français n'est peut-être pas si mauvais), whisky, bière ; ce n'est certes pas l'alcool triomphant (façon Rabelais), pas davantage l'alcool désespéré (façon Lowry), mais plutôt des libations policées, ritualisées, tranquilles. Comme les propos, amusants et tout aussi ritualisés, qui accompagnent régulièrement les retours du père salués par sa fille :
- Tu as bu ?
- Presque rien ...
- Ca m'étonne ...
La fin de l'automne est proche (et le titre anglais n'est peut être pas si mauvais).
Le dernier acte d'éducation, non sans douleur , a été accompli.
Et à la fin de chaque scène, même les plus éprouvantes, divers thèmes musicaux (pas particulièrement asiatiques), genre ritournelles, assurent une transition apaisée.
ET CE N'EST PAS TRISTE.