Dans l'absolu le genre du "film noir" c'est quand même un truc éminemment cool et qui fait pas mal rêver.
Les codes du genre, l'ambiance, les décors, les costumes, les bas-fonds et la pourriture qui finit toujours par remonter à la surface, y a toute une mythologie implacable qui s'est durablement ancrée dans l'imaginaire cinématographique.
Et puis tu découvres "Le Grand sommeil", et tu t'emmerdes comme un rat mort devant un film plat, produit avec 2 francs 6 sous, 3 comédiens, 4 décors, 2 coups de feu, et des femmes fatales que tu toucherais même pas avec un gant mapa.
Tu vois "Laura", et tu suis une aventure aussi palpitante qu'un épisode de "Rex chien policier", avec une série de twists de plus en plus grotesques dans un final tentant de te réveiller un peu de ta profonde léthargie (bon là j'ai la moitié du site sur le dos).
Bon de temps en temps, t'as de bonnes surprises quand même, réalisées par des tauliers type Raoul Walsh, Orson Welles, Billy Wilder, ... Mais rien qui ne te renverse véritablement du siège.
Et puis à l'occasion d'une séance ciné spéciale "Alexander MacKendrick" aka le plus grand des réalisateurs méconnus, tu découvres une bombe :
LE GRAND CHANTAGE
Un mot sur Mackendrick quand même.
Personne ne le connait, et pourtant le type est un monstre, quel dommage qu'il ait eu une carrière si courte, et trop peu de films à son actif. Mais "L'homme au complet blanc" et "Cyclone à la Jamaïque" sont par exemple assez extraordinaires. Le premier étant probablement la plus grande comédie britannique période studios ealing, et le second le plus grand film de pirates toutes époques confondues... Ca vous pose un réalisateur.
Bref revenons au Grand chantage...
C'est juste une tuerie. Une conjugaison de talents proprement hallucinante.
De cette ouverture tonitruante, avec l'explosion brutale des trompettes d'Elmer Bernstein pour couvrir l'immensité du décor new-yorkais nocturne et sa faune fourmillante, on a jamais vu une photo noir et blanc aussi magnifique.
La seule fois où j'ai pu être à ce point subjugué par l'aspect visuel d'un film c'est pour "Il était une fois en Amérique", c'est dire...
On y suit la fouine des fouines, le seul, l'unique, l'irremplaçable Tony Curtis dans le rôle de Sidney Falco, un agent de presse prêt à tous les mauvais coups pour se trouver une place au soleil.
On a jamais vu une représentation aussi formidable de l'arriviste. Sourire en coin, yeux doux, et poignard dans le dos en prime.
Curtis est tellement monstrueusement énorme, qu'il arrive à rendre attachant son rôle de pourriture finie. Le plus déroutant c'est qu'il a toujours une idée derrière la tête, et un temps d'avance sur tout le monde (spectateur compris), et c'est souvent à rebours que l'on finit par comprendre la complexité de ses manoeuvres.
On arrive au Big Boss des médias...J.J. Hunsecker, interprété par Burt Lancaster, né pour ce rôle, et pour tous les rôles de Big Boss où il s'impose naturellement avec sa carrure de géant et sa maxi-tête.
D'ailleurs la mise en scène ne cesse de renforcer sa prééminence sur le monde qui l'entoure via des plongées/contre-plongées vertigineuses.
Et lui de s'exclamer "J'aime la pourriture de cette ville".
Les deux se détestent, mais forment un duo inséparable, mortel pour tous ceux qui s'en approcheraient de trop près, et redoutablement efficaces quand il s'agit d'arriver à leurs fins respectives.
Mais là où le film impressionne encore plus...
Au-delà de cette mise en scène extraordinaire, et de ces deux personnages qui prennent littéralement possession de tous les décors qu'ils investissent, nouent et dénouent les relations des personnages secondaires, les font grandir ou les brisent (il faut par exemple voir la façon dont est filmé Curtis, qui rôde en permanence, et ne reste jamais en place, mais se déplace constamment, même lors d'une conversation banale, comme un serpent prêt à enserrer sa proie)...
Au-delà de cette photo exceptionnelle...
De cette musique Jazz, avec le quintet de Chico Hamilton en guest...
De cette BO démentielle d'Elmer Bernstein qui est d'une puissance hors-norme...
C'est dans cette exceptionnelle qualité d'écriture, et ces dialogues imparables qui fusent de toutes parts.
Les mots auront rarement été aussi puissants et dévastateurs, et les diverses scènes de manipulation du film qui ne se fondent que sur ces dialogues sont jouissives en diable, jusqu'à cette grandiose conclusion qui rabat complètement les cartes.
Enfin, que c'est chouette de suivre dans les rôles principaux de vrais pourris prenant du plaisir à l'être. Et même les personnages secondaires qui sont fondamentalement bons, peuvent être amenés à utiliser leurs méthodes malsaines pour se défendre à leur tour.
Bref qu'il est bon d'être mauvais.
Un chef d'oeuvre à voir et à revoir.