Le Grand Mouvement, du cinéaste bolivien Kiro Russo, construit un langage profondément empathique des perceptions humaines. Il participe au déploiement d’un cinéma inclusif de toutes les réalités, dans la lignée de Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, ou encore de Le Quattro Volte de Michelangelo Frammartino.


El Gran Movimiento, de son titre original, deuxième long-métrage du cinéaste bolivien Kiro Russo, est une traversée de l’habitat humain : de la ville tentaculaire, à la masse grouillante, jusqu’à l’individu. On y suit un trio de mineurs, perdu dans ces immensités, dont un surtout : Elder. Il a marché sept jours pour arriver jusqu’à la ville de La Paz, en Bolivie, afin de protester avec ses amis contre leur renvoi des mines.


Ils cherchent du travail. Elder souffre d’une maladie pulmonaire aux origines opaques, certainement causée par son ancien emploi. Le corps de cet homme a été sacrifié. Ses poumons, dévorés. Il peine à marcher, à travailler, à parler. Son ombre encapuchonnée se fond dans les silhouettes béantes de la montagne, accueillant la civilisation dans ses plis. La vorace entreprise humaine éventre la terre, tandis que l’ouvrier tente, dans la misère, de creuser son trou.


Lors d’une de leurs discussions, d’un zoom lent caractérisant la mise en scène hypnotique du Grand Mouvement, on se décroche du groupe, et les paroles disparaissent dans la masse. Car la caméra suit un bruit lointain, puis se focalise doucement, sereinement, sur un détail de la ville foisonnante, au cœur de la foule : il s’applique à la tâche, sur la place du marché, l’affûteur de couteau. Le regard ici, traverse les échelles, du plus grand au plus petit, de la norme à la marge.


Ces échelles, ces réalités différentes ne sont pourtant pas distinctes : elles forment un tout, de morceaux intimement imbriqués. On le sait bien, tous les points de vue coexistent, en permanence. Comment alors représenter cet enchevêtrement ? Les zooms s’enchaînent, mais rien n’empêche la coupe du montage et la séparation qu’elle implique. C’est le son, qui permet alors de lier les échelles, les temps et les espaces.


Un espace sonore aux tendances acousmatiques (c’est-à-dire avec des sons dont on ne connaît pas la source), forgeant un hors-champ acoustique à grande portée symbolique. Une portée des sens n’ayant pour limite que notre capacité à partager ceux d’Elder et son souffle coupé, que la mort concrète guette, et que l’étouffement psychologique de la recherche de travail accable. Au loin, tout le long du film, résonnent des détonations en provenance de la manifestation des mineurs.


L’image, au réalisme s’approchant souvent du documentaire, rappelant les films de Werner Herzog, traverse les points de vue, mais la musique sculpte des dimensions plus ambiguës, plus proches du cœur et des perceptions des personnages : dès la scène d’ouverture, où l’on attaque les strates successives de la civilisation de plein fouet, se confondent le bruit de la foule et du trafic routier, des cloches en provenance des profondeurs (lesquelles ?) et des résonances métalliques (de cymbales, peut-être ?), des instruments à vent aux tons presque apocalyptiques. Tout cela bien à sa place dans le brouhaha urbain.


Une dimension s’ouvre, des éléments contradictoires se chevauchent, entre bruits naturels, et bruits ajoutés et transformés. Pourtant, dans la sensation qu’ils nous procurent, tout est limpide et organique. Que nous indique ce langage ? Une influence est claire : celle de L’Homme à la caméra, de Dziga Vertov, « symphonie urbaine » de 1929, exaltant la modernité par la plus pure puissance et la vivacité du montage. Le réalisateur, Kiro Russo, dit à ce propos : « Concernant le montage de la fin du film, c’est un hommage […]. Je trouve qu’il y a dans cette ville comme une décadence de la modernité, une forme de postmodernité… ».


Le film subvertit son influence : s’échappant de l’idéalisation de la modernité, c’est ici une critique acerbe de cette même modernité qui se forme. Et cela par un deuxième personnage tout aussi central qu’Elder : Max. Il est un chaman, en quelque sorte. En tout cas, il se situe bien à la marge de cette modernité galopante. Le point de vue qu’il porte est décalé de la civilisation, par ces plans vertigineux du haut des collines, surplombant la ville. Max vit pourtant aussi au coeur même de celle-ci, racontant ses visions de la forêt, et échangeant quelques blagues avec les femmes travaillant au marché. Il les arpente sans relâche, les étendues de La Paz, comme vivant un rêve éveillé.


L’onirique fait ici autant partie des échelles explorées que la ville ou l’individu. La salle de cinéma aussi, fait partie des échelles incluses. Nous faisons partie du film, l’espace sonore se forme autour de nous, et oui, l’émotion que nous ressentons est vraie, nous dialoguons par le visionnage avec le film, pour peu qu’on se concentre, comme en discussion avec tout être humain. Sauf que ce rêve-là, l’image sonore projetée au cinéma, surgissant du vide, est un rêve en commun à toutes les personnes vivant le film. Et ce rêve que fait Elder de son temps à la mine, où des lumières de lampes frontales se détachent de l’ombre, celui-là aussi fait partie de nos réalités communes.


Et cette pression psychologique qui l’écrase d’autant plus que la maladie l’étouffe, on la réglerait par une petite pilule qu’il s’étranglera à avaler tous les jours. Bien sûr, c’est sûrement la solution au problème civilisationnel qui de proche en proche, écartèle chaque poumon craché et chaque main arrachée au travail. Rien de mieux que de pousser l’individu dans une impasse pour que ses dernières braises s’éteignent en silence. La symphonie urbaine ne laisse pas la place à un gémissement de plus.


Une scène charnière illustre ce problème : Elder, que la maladie terrasse petit à petit, va voir un médecin. Sa marraine parle du diable comme cause de son mal. Le médecin parle d’angoisse, d’épuisement purement psychologique. Les deux observations se complètent, ce sont deux langages différents pour tenter d’exprimer une réalité crue et difficile. Une phrase cependant, dans leur échange, est plus cruciale : « Je n’ai pas les moyens de l’emmener à l’hôpital ».


Le film répond symboliquement à cette affirmation par Max, qui est un personnage décentré de la civilisation humaine, permettant au mieux ensuite de se centrer sur l’être, l’humain. Il montre que toutes les subjectivités sont égales. Les souffrances, aussi, sont à respecter également. Dans un rituel aux côtés d’Elder, il tente en quelque sorte de le sauver de la mort, ou du moins, de le préparer à la mort. Il tourne autour de lui dans une cabane de fortune, lui soufflant sa fumée de cigarette au visage, proférant quelques paroles.


Le parallèle avec Memoria, d’Apichatpong Weerasethakul, est ici pertinent : l’invisible, l’indicible, que ce soit la mort, l’autre, ou un système capitaliste, ne peut être abordé sainement que par la création de symboles forts, au risque sinon de sombrer dans la folie, de mourir à courir après la mort, la course vitale coupée dans son élan par l’absence de deuil. Un rituel préparant à la mort permet le partage d’un fardeau trop lourd pour un seul être. Le cinéma est peut-être un langage permettant un processus analogue, dans l’inclusivité des perceptions et des points de vue dispersés.


Toutes ces dimensions, la misère humaine, le rituel et le symbolique, le processus cinématographique, peuvent par une symbiose créer un pont sensitif entre deux réalités radicalement séparées. Exemple : Au milieu du film, proche d’une séquence importante liée à la maladie d’Elder, un chien blanc parcourt en filant à toute allure une forêt d’ombres. Une pénombre profonde, les détails de la forêt s’échappant au fur et à mesure que l’on s’y glisse, comme si notre vision s’amenuisait à l’approche de l’indicible. Le chien blanc surgit dans une irréalité provoquant le frisson, celui provoqué par une image en équilibre entre le rêve et le cauchemar, un quelque chose faisant résonner cet élément, là, profondément enfoui en soi.


Puis, soudainement, ce chien passe d’une dimension à une autre : il se retrouve dans une banale ruelle. Le grain a changé, le lumière a changé, l’espace sonore passe brusquement de bruits hypnotiques de la forêt, au bourdon d’une climatisation. Ce simple chien blanc courant au loin vient de faire le pont symbolique entre deux perceptions du « réel » radicalement différentes. On ne s’en est peut-être pas rendu compte, mais suffisamment enivré et hypnotisé du film qu’on puisse l’être, la puissance de ce moment cinématographique est à la mesure de la part de l’inconscient qu’il aura peut-être touché.


Il s’agit de « rendre visibles les invisibles », comme le dit le réalisateur du film, Kiro Russo : « Ce qui m’intéresse ce n’est pas le monde environnant en soi, ni le fantastique en soi, mais le rapport que je peux établir et leur relation avec la cosmovision bolivienne, avec le local, avec le traditionnel. Pour moi, parler depuis une logique marxiste, de capital, de travail, ne peut pas laisser dehors l’ancestral. Et cet ancestral est nécessairement connecté avec le magique, avec l’indicible, avec éléments sont très présents, ils en sont proches. Je considère, enfin, que le montage est lui-même l’incommensurable. Si pour le regard matérialiste européen ces sujets semblent derrière, ce n’est pas le cas en Bolivie. Pour les mineurs que j’ai rencontrés, dans leurs vies de tous les jours, ces un acte magique. »


Et, en rapport au lien de son cinéma avec celui d’Apichatpong Weerasethakul : « Je trouve très intéressant de constater que l’Amérique latine entretient ces liens avec l’Asie. Le capitalisme, l’ancestral, le fantastique, sont simultanément très présents. Pour Apichatpong Weerasethakul, le fantastique est quelque chose qui affecte la vie elle-même. Je pense que c’est problématique si le métier du réalisateur se voit réduit à celui d’un raconteur d’histoires. Le cinéma doit faire d’autres choses. »


Le cinéma doit, et fait d’autres choses. Comment ? Une « réalité » (le réalisateur du film, plutôt que de « réalité », préfère parler de « monde environnant ») se définit par rapport à la norme des représentations à laquelle on est habitué. Il s’agit alors, par la représentation cinématographique, de construire de nouveaux organes de sens, des nouvelles façons de sentir.


Que le cinéma soit un moyen de partager une subjectivité, de traverser des échelles, même non humaines, comme dans Le Quattro Volte de Michelangelo Frammartino, où l’on passe de l’animal, au végétal, au minéral, à l’humain. Que le cinéma soit un moyen de créer des systèmes de symboles, des langages pour comprendre, et ensuite pour lutter ensemble face à des systèmes trop grands pour nous, comme ici dans Le Grand Mouvement. Enfin, il s’agit de former un lien entre ces différentes échelles subjectives traversées, un lien tissé entre chaque personne chez qui résonne un même film.


Ce lien se construit point par point, symbole par symbole. Il y a le montage comme symbole : de la mine, au marché, à la ville : le grand mouvement accéléré de la dernière scène du film, cristallise une tragédie civilisationnelle en un symbole unique, tangible, et surtout : accessible. Ce qui était trop grand, au-delà de notre perception, est maintenant à portée. Les frontières sont détruites. C’est cela que permet l’inclusion de toutes les échelles. Ainsi la lutte par le sensible devient possible, et à travers l’image-sépulture, la vie d’Elder s’engouffre dans un nouveau corps.


Et quoi de mieux que l'orage comme symbole, élargissant jusqu'à la strastosphère les détonations provoquées par la lutte des mineurs, dans les rues de La Paz. L'orage sur la montagne, avec le grondement sourd, l’humidité galopant dans chacun de nos pores, l’atmosphère s’alourdissant, le ciel s’enroulant sur lui-même. L'orage comme symbole d’attache commune, comme symbole à la fois universel et personnel.


Car la lutte existe aussi au plus profond de notre perception. Notre monde sensible est attaqué en permanence. Il lui est imposé un système de symboles uniformisé, nous enfermant dans des cages. Nos sens doivent apprendre à se cannibaliser, à faire couler le sang des réels imposés, pour en créer des radicalement nouveaux. C'est là une lutte, et le cinéma est en son coeur. C'est ici que les détonations deviennent orage.


Il y a autant dans Le Grand Mouvement, où l’approche de l’orage nous offre un des plus beaux plans du film, dans Memoria, où celui-ci irrigue la jungle meurtrie par ses mémoires, et dans nos vies respectives, l’orage et sa terreur enivrante. Il traverse les échelles de temps, de l’infime sensation de la sueur perlant sur la peau de celle le sentant se déployer au-dessus d’elle, à la vertigineuse temporalité étirée d’une saison nouvelle s’approchant à toute hâte.


Une multitude de sensations nous lie, plus encore que de mots pour les décrire. Il s’agit de les saisir, pour former de nouveaux langages, comme celui construit dans Le Grand Mouvement. Des langages anticapitalistes (entre autres), nous engageant dans un autre mouvement, qui se doit d’être, quelle que soit sa grandeur, sincère et inclusif de toutes les subjectivités.

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le 5 avr. 2022

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