Il y a 2 jours, un de mes éclaireurs a écrit une critique sur ce film où il déplorait le manque de clarté de l'intrigue très embrouillée ; je lui répondais que c'était typique de Chandler et que si on voulait lui être fidèle comme l'a été Howard Hawks, c'était le seul moyen. Alors je ne prétend pas éclairer sa lanterne mais je peux résumer le truc en quelques mots très brefs : il est question d'un chantage de photos compromettantes sur les 2 filles d'un vieux général paralysé dans un fauteuil, dont tirent profit une bande d'escrocs, de gangsters et de petits margoulins, et auquel Philip Marlowe, le privé chandlerien engagé par le général, va mettre un terme. Il ne faut pas chercher à en savoir plus, il faut se contenter de regarder ce film de la meilleure façon possible en restant stoïque. Vous me direz que c'est pas évident, que vous risquez d'en être frustré, qu'il y aura forcément des trucs qui vous auront échappé, et vous aurez sans doute raison.
Pour donner un peu d'humour à cette critique, je livre un passage que j'ai lu dans un bouquin sur Hawks : Je n'ai jamais bien compris l'histoire du GRAND SOMMEIL. Le scénario fut écrit en huit jours, tout ce que nous avons essayé de faire, c'est de rendre chaque scène aussi divertissante que possible. Nous ne savions pas quelle était l'intrigue. On m'a demandé qui a tué untel ou untel, je ne le savais pas, on a envoyé un câble à l'auteur, il ne le savait pas non plus, puis au scénariste qui ne le savait pas non plus.
Cette déclaration de Hawks est sans doute ironique, mais elle suffit à expliquer pourquoi le spectateur du film qui tente d'en suivre la trame se trouve pris dans un écheveau inextricable de fausses pistes et de questions sans réponses. En tout cas, les méandres tortueux de cette histoire chandlerienne sont tels que les 3 scénaristes (dont l'écrivain William Faulkner) ne s'y sont pas retrouvés eux-mêmes, pas plus que Hawks et Bogart qui ne comprenaient rien à ce scénario. Le plus drôle, c'est que Chandler lui-même, joint par Hawks, fut incapable d'éclaircir la situation.
Howard Hawks est un tel virtuose du cinéma qu'il n'y avait sans doute que lui qui soit capable de transformer cette enquête confuse en chef-d'oeuvre du film noir ; malgré de multiples sous-intrigues qui font partir l'histoire dans plusieurs directions, il s'avère qu'à la fin, toutes se rejoignent, et comme le prétendait un slogan de la critique à l'époque : "on n'y comprend rien, mais c'est génial".
Montage serré, photo magnifique, atmosphère trouble, couple de légende reformé par Hawks qui avait déjà réuni Bogart et Bacall dans le Port de l'angoisse, tous les éléments sont là. Bacall en vamp glaciale et brûlante à la fois, aux répliques suggestives et aux regards provocateurs (pas pour rien qu'on l'a surnommée "the Look"), nous fait basculer dans l'irréel, tandis que Bogart en Philip Marlowe impérial, désabusé et railleur, se prend au jeu et tombe dans le piège. Tous deux sous le regard complice de Hawks, portent l'art de la séduction à l'écran à son plus haut niveau.
Le fait qu'il soit rigoureusement impossible de suivre le fil de l'histoire sans le perdre à un moment ou un autre, quitte à le retrouver plus tard, ne doit pas occulter l'atmosphère nocturne mystérieuse de cette société gangrenée et de tout ce petit monde crépusculaire peuplé de nymphomanes, de petits malfrats, de gangsters brutaux, de milliardaires véreux et de tueurs composant une galerie éblouissante de personnages troubles. Chaque plan est étudié, il y a du suspense, il y a du cynisme dans les dialogues, aussi je crois que ce film est le miracle d'une conjonction parfaite entre le roman noir américain d'un grand auteur comme Chandler et la maîtrise d'un cinéaste au sommet de son art qui est Howard Hawks, le seul qui ait réussi à nous raconter une histoire à laquelle on ne comprend strictement rien mais qui étrangement, reste passionnante de bout en bout.
En fait, ce qui a surtout intéressé Hawks, c'est le héros Philip Marlowe qui chez Chandler est un personnage romantique, désespéré, souvent cynique, très digne et dont l'unique passion est la recherche de la vérité, Hawks l'a donc projeté dans des turpitudes jalonnées d'une faune hétéroclite, il traverse ce cloaque avec son ironie féroce et impassibilité, ces turpitudes sont un reflet de ce qu'était l'Amérique dans les années 40 après la guerre, Hawks n'a juste eu qu'à enrober ce parcours de Marlowe avec une perfection stylistique et une ambiance envoûtante.
critique dédiée à jérômej