Alors que Le Port de l’Angoisse, qui réunissait pour la première fois Bacall et Bogart à l’écran, souffrait d’une intrigue assez pâle, le nouvel opus les réunissant va se révéler plus ambitieux sur son terreau romanesque : Le Grand Sommeil voit ainsi Faulkner adapter du Raymond Chandler à l’écran, toujours sous la houlette de Hawks qui, décidément, aura visité tous les genres et registres du septième art.
L’intrigue, retorse et complexe, souffre des coupes nécessaires par rapport au roman initial, mais qu’exige le Code Hays alors au plus fort de sa forme. Quoi qu’il en soit, le récit sert la quintessence du film noir, où les femmes sont des vamps qui fraient avec les mauvaises personnes et demandent au riche paternel de couvrir leurs excès, tandis qu’un privé, chargé au départ d’une simple mission, va se retrouver à touiller une tambouille qui ne demandait qu’à rester cachée sous son couvercle de bienséance.
Ce qui frappe dans cet opus, c’est le plaisir que semblent prendre les comédiens : à travers l’humour, très présent, dans des dialogues percutants et à l’ironie acerbe qui fustigent aussi bien la criminalité que les élites d’une société pourrie de ses bas-fonds à ses villas les plus cossues ; mais aussi dans la façon dont on joue toute la palette des clichés : Bogart et Bacall s’amusent très clairement à reprendre la partition déjà initiée dans l’opus précédent, et s’il est un signe du charme des deux tourtereaux, c’est qu’ils savent ne pas trop se prendre au sérieux. La façon dont la totalité des femmes veulent instantanément coucher avec Bogart, par exemple, relève d’un fantasme qui bien souvent frise l’auto-parodie, et la vision du monde proposée est ici bien moins grave ou tragique qu’elle ne le sera chez Huston dans Apshalt Jungle ou Jules Dassin.
Chez Hawks, le sourire l’emporte, comme ce sera d’ailleurs le cas dans Rio Bravo ou El Dorado : on a beau être au milieu des gangsters les plus redoutables, c’est par la vanne et la hauteur de ton qu’on s’en sort, conscient d’être, quoi qu’il arrive, le protagoniste positif voué à s’en sortir après avoir rendu justice. “Such a lot of guns around town and so few brains!”, assène ainsi Marlowe.
Cet air détaché, posant des questions essentielles sans jamais avoir l’air d’accuser ceux à qui elles sont destinées, cette façon débonnaire de traverser la ville imposent une posture qui correspond bien au cinéma de l’âge d’or d’Hollywood : pour peu qu’on ait le culot et le charme, rien ne nous résiste. Le concept ne tiendra pas longtemps, car le film noir abordera très vite des zones bien plus obscures de sa couleur. Mais en attendant, la mythologie se construit ici, et elle traverse les époques sans coup férir.