Après le succès phénoménal de Peau d'Âne en 1970, Jacques Demy se voit proposer par le producteur anglais, David Puttman, de réaliser une adaptation du conte Le Joueur de Flûte.
Demy raconte ainsi cet évènement: « Puttman avait entendu parler de Peau d'Âne qu'il n'avait pas vu et il me propose de faire pour lui la réalisation de ce conte (joueur de flûte) pour lequel il avait déjà le financement et Donovan. En principe, j'écris toujours mes scripts moi-même, je n'aime pas beaucoup les choses déjà écrites ; mais j'ai un petit livre blanc sur lequel je marque mes projets, mes idées, et effectivement j'avais noté « Le Joueur de Flûte » comme projet de film, parce que j'étais intéressé par l'époque, le Moyen-Âge, la peste, et puis aussi la légende elle-même que j'aimais beaucoup étant enfant. ».
On perçoit à travers ces paroles que Demy a la volonté d'adapter ce conte des frères Grimm d'une toute autre manière que Peau d'Âne. En effet, si Peau d'Âne avait été réalisé dans une ambiance féerique avec un grand respect pour le conte original de Charles Perrault, Demy ne tient pas spécialement ici à livrer une adaptation fidèle de l'oeuvre des Grimm mais ambitionne surtout, à travers cette histoire, de dépeindre le Moyen-Âge de façon réaliste. Jean-Pierre Berthomé le confirme dans son ouvrage Jacques Demy et les racines du rêves: « Disons-le tout de suite, la part magique de la légende (du joueur de flûte) est ici réduite au minimum et le film se veut solidement ancré dans la réalité sociale du Moyen-Âge. »
Dans l'histoire du cinéma, ce film constitue ainsi l'exemple parfait pour illustrer et analyser l'une des principales sources d'inspiration du conte de fées : le Moyen-Âge.
Au coeur du Moyen-Âge
Le Moyen-âge est sans aucun doute la principale source d’inspiration du conte de fées. D’un point de vue historique tout d’abord vu que l’histoire des contes se situe à chaque fois à une période reculée du Moyen-Âge dans laquelle tout le modèle sociétaire de cette époque y est repris. On retrouve ainsi dans le conte des royaumes gouvernés par des rois omnipotents ayant sous leurs ordres des chevaliers, des chasseurs, etc…
Dans son film, Demy respecte scrupuleusement cet aspect d'historicité et va même plus loin. De fait, cherchant à être le plus réaliste possible, il n’hésite pas tout d'abord à dater l’époque où se déroule son histoire, à savoir 1349. La datation est une chose rarement vue dans un conte, ce qui fait d'ailleurs perdre l’impact de la phrase « Il était une fois… ». Nous nous retrouvons donc dans une période où la peste fait rage en Allemagne. De par ce contexte, le climat imprégnant le film est bien évidemment sombre, loin des royaumes enchantés que nous avons coutume de voir dans ce genre de récit. De plus, Demy va également s’évertuer à retranscrire le système politique de cette époque, nous montrant la ville germaine d’Hamelin être sous le joug de la Noblesse et de l’Eglise, deux entités régnant main dans la main malgré la naissance de certaines tensions entre elles. En effet, alors que le fils du baron souhaiterait que le pape lui prête de l’argent pour entreprendre des guerres contre les territoires voisins, les ecclésiastiques entendent disposer de cet argent autrement afin de construire une immense cathédrale rendant gloire à Dieu. Ne pensant qu’à leur profit, ils en négligent la sécurité de leur ville qui est sur le point d’être envahie par des rats porteurs de la peste.
Tout cet aspect de jeux de pouvoir est absent du conte original. Il est donc l’œuvre de Demy qui restitue à merveille le modèle historique et sociétaire médiéval dans lequel l'Eglise et la Noblesse constituaient les deux faces du pouvoir, l’une représentant la loi divine et l’autre la loi humaine. En effet, la loi divine était incarnée par une « milice », formée d'hommes de prière (évêques cardinaux, etc...), et régissait toute la vie spirituelle du peuple, à savoir s'occuper du salut des âmes. Quant à la loi humaine, appelée pouvoir temporel, elle se trouvait au main des seigneurs, ceux-ci s'occupant de tout ce qui touchait au non-divin en gérant les biens terrestres et en s'occupant de la sécurité de leurs sujets et de l'Eglise. Les deux ordres étaient évidemment étroitement régis par le pape à Rome.
On remarquera que pour renforcer l'antagonisme mais aussi les liens étroits unissant ces deux groupes de pouvoir, Demy recourt à des moyens visuels en leur faisant porter des vêtements aux couleurs bien distinctes : vert pour le pouvoir temporel et rouge pour le pouvoir spirituel, des couleurs forts différentes mais qui sont aussi complémentaires au niveau du cercle chromatique.
Par cette approche fort originale, Demy se mue presque en un historien. Là où les contes s’inscrivaient simplement dans l’époque du Moyen-Âge et de son modèle sociétaire, Demy va plus loin en en inspectant chaque rouage et n’hésitant pas à critiquer l'hypocrisie de ce système avec d'un côté des nobles qui, au lieu de protéger leurs sujets, songent surtout à guerroyer pour s'abroger des bénéfices personnels, et de l’autre l'Eglise qui est censée représenter le pouvoir spirituel mais semble pourtant plus encline à gérer le pouvoir temporel en disposant des biens d’autrui.
Le Septième Sceau
C’est donc dans une ville de Hamelin en proie au chaos que débarque une bande de saltimbanques accompagnés du joueur de flûte. Si ce début de film fait penser aux Demoiselles de Rochefort qui débutait aussi par l’arrivée de forains en ville, il apparaît ici que ce soit surtout un hommage au film Le Septième Seau de Ingmar Bergman, œuvre qui suit également une troupe de cirque dans une société moyenâgeuse en proie à la peste. Les références ne s'arrêtent d’ailleurs pas là et on en retrouve disséminées un peu partout dans Le Joueur de Flûte. Il y a par exemple toute une scène montrant un bûcher dressé par l'Inquisition et aussi les spectacles proposés par les comédiens.
Il faut dire que Demy était un grand admirateur du Septième Sceau de Bergman, film dont le but était de montrer la façon dont pouvait se manifester la Foi au Moyen-Âge. D'ailleurs, l'imagerie du Septième Sceau, et dont s'inspire énormément Demy, a pour origine justement les oeuvres chrétiennes médiévales. comme le souligne Bergman dans sa biographie Lanterna Magica en expliquant que le film a été construit sur la base des souvenirs de ce qu'il contemplait dans les églises lorsqu'il était jeune.
Le joueur de Flûte
Dans ce cadre historique, empreint de christianisme, va alors se dresser l'unique incarnation du merveilleux dans ce récit : le Joueur de Flûte dont la musique semble provoquer des choses étonnantes voire surréalistes. Cet aspect fantastique que revêt le musicien couplé au fait que, contrairement aux autres antagonistes de l’histoire, il ne cherche pas uniquement à satisfaire ses intérêts personnels, font de ce personnage un être atypique. À travers celui-ci, Demy montre donc la dualité existante entre une société médiévale chrétienne et le merveilleux, ce qui est fortement pertinent quand on analyse le rapport historique qu'entretenait le Moyen-Âge avec ce genre si particulier.
De fait, il existait à cette époque ce qu'on appelait le "merveilleux moyenâgeux" qui était constitué d'une série de récits mettant en scène des nains, des géants, des licornes, des sorcières et des évènements magiques.
Ce merveilleux, mirabilis en latin, était donc un genre déjà très bien connu au Moyen-âge et même avant, vu qu'il reposait sur des croyances antérieures à l’avènement du christianisme. Ces croyances étaient d'ailleurs tellement ancrées dans l'imaginaire collectif que le merveilleux était plutôt perçu par la population de l'époque comme un univers à part entière que comme un simple genre littéraire. Le merveilleux constitue donc l'héritage culturel de la société pré-chrétienne et il est intéressant de voir comment il est parvenu à rester populaire sur les nouvelles terres christianisées alors que ses préceptes étaient très souvent en inadéquation avec cette religion. Pour démontrer cela, il suffit de prendre pour exemple un thème, très souvent présent dans le conte, qui est la métamorphose. On ne compte plus en effet les contes où un homme se transforme en bête, en grenouille ou en loup-garou. Or, ce concept entre profondément en désaccord avec le christianisme, celui-ci prêchant que l'homme est à l'image de Dieu et qu'il est donc scandaleux de le transformer et le montrer sous une autre forme, animale qui plus est.
Pour l'historien Jacques Le Goff, dans son article sur le merveilleux, le fait que le merveilleux médiéval ait pu autant s'entendre sur la vie culturelle au Moyen-âge malgré son antagonisme avec le christianisme s'explique ainsi : « [...] une fois que nous avons décrit le merveilleux, que nous avons essayé de le caractériser, de le démonter, nous n'avons pas dit grand chose, si nous n'essayons pas de savoir pourquoi il a été produit et consommé, à quoi il a servi, quelle demande il a satisfaite. Une première remarque est l'évidente fonction de compensation du merveilleux. Le merveilleux est un contre-poids à la banalité et à la régularité quotidiennes.[...]Les principaux thèmes en sont: l 'abondance alimentaire, la nudité, la liberté sexuelle, l'oisiveté. »
Plus loin dans son article, il ajoute et complète : « Il faudrait aussi examiner si une partie du merveilleux médiéval occidental ne vient pas de fantasmes, de tabous, particulièrement intenses dans le christianisme. Merveilleux sexuel mais aussi merveilleux alimentaire, phénomène complexe parce que recouvrant des aspects très différents, tels que l'avidité alimentaire, les tabous alimentaires, les hallucinogènes, les aphrodisiaques, etc... La luxure et la gourmandise vont de pair dans le christianisme. Il y a aussi la hantise du non-travail, le merveilleux de l'oisiveté. C'est dans le monde du merveilleux qu'il faut chercher au Moyen-Âge une contre-idéologie hostile au travail. »
Se dégage donc des pensées de Le Goff que le merveilleux moyenâgeux faisait office d'échappatoire mentale aux règles strictes de la société chrétienne et c'est bien cette idée que l'on retrouve dans le récit de Demy.
Ainsi, alors que la ville est sous le joug des puissances seigneuriales et cléricales et se voit imposer des règles de vie strictes, le joueur de flûte débarque et apporte joie et volupté à ceux qui le rencontrent. Il est celui qui divertit par sa musique et fait oublier aux gens leur vie difficile. À la fin, il libère même les enfants de cette société cruelle.
Bref, le merveilleux est bien une échappatoire au Moyen-âge et Le Joueur de Flûte est l'un de ses meilleurs représentants.